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En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne.
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C'était un vieillard d'environ soixante-quinze ans; il occupait le siège
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de Digne depuis 1806.
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Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond même de ce que
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nous avons à raconter, il n'est peut-être pas inutile, ne fût-ce que
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pour être exact en tout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui
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avaient couru sur son compte au moment où il était arrivé dans le
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diocèse. Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de
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place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu'ils font. M.
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Myriel était fils d'un conseiller au parlement d'Aix; noblesse de robe.
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On contait de lui que son père, le réservant pour hériter de sa charge,
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l'avait marié de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans, suivant un
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usage assez répandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel,
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nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il
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était bien fait de sa personne, quoique d'assez petite taille, élégant,
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gracieux, spirituel; toute la première partie de sa vie avait été donnée
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au monde et aux galanteries. La révolution survint, les événements se
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précipitèrent, les familles parlementaires décimées, chassées, traquées,
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se dispersèrent. M. Charles Myriel, dès les premiers jours de la
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révolution, émigra en Italie. Sa femme y mourut d'une maladie de
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poitrine dont elle était atteinte depuis longtemps. Ils n'avaient point
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d'enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de M. Myriel?
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L'écroulement de l'ancienne société française, la chute de sa propre
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famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore
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peut-être pour les émigrés qui les voyaient de loin avec le
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grossissement de l'épouvante, firent-ils germer en lui des idées de
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renoncement et de solitude? Fut-il, au milieu d'une de ces distractions
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et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de
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ces coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en
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le frappant au coeur, l'homme que les catastrophes publiques
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n'ébranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa
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fortune? Nul n'aurait pu le dire; tout ce qu'on savait, c'est que,
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lorsqu'il revint d'Italie, il était prêtre.
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En 1804, M. Myriel était curé de Brignolles. Il était déjà vieux, et
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vivait dans une retraite profonde.
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Vers l'époque du couronnement, une petite affaire de sa cure, on ne sait
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plus trop quoi, l'amena à Paris. Entre autres personnes puissantes, il
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alla solliciter pour ses paroissiens M. le cardinal Fesch. Un jour que
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l'empereur était venu faire visite à son oncle, le digne curé, qui
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attendait dans l'antichambre, se trouva sur le passage de sa majesté.
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Napoléon, se voyant regardé avec une certaine curiosité par ce
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vieillard, se retourna, et dit brusquement:
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--Quel est ce bonhomme qui me regarde?
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--Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un
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grand homme. Chacun de nous peut profiter.
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L'empereur, le soir même, demanda au cardinal le nom de ce curé, et
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quelque temps après M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il était
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nommé évêque de Digne.
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Qu'y avait-il de vrai, du reste, dans les récits qu'on faisait sur la
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première partie de la vie de M. Myriel? Personne ne le savait. Peu de
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familles avaient connu la famille Myriel avant la révolution.
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M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite
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ville où il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de têtes qui
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pensent. Il devait le subir, quoiqu'il fût évêque et parce qu'il était
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évêque. Mais, après tout, les propos auxquels on mêlait son nom
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n'étaient peut-être que des propos; du bruit, des mots, des paroles;
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moins que des paroles, des _palabres_, comme dit l'énergique langue du
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midi.
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Quoi qu'il en fût, après neuf ans d'épiscopat et de résidence à Digne,
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tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier
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moment les petites villes et les petites gens, étaient tombés dans un
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oubli profond. Personne n'eût osé en parler, personne n'eût même osé
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s'en souvenir.
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M. Myriel était arrivé à Digne accompagné d'une vieille fille,
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mademoiselle Baptistine, qui était sa soeur et qui avait dix ans de
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moins que lui.
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Ils avaient pour tout domestique une servante du même âge que
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mademoiselle Baptistine, et appelée madame Magloire, laquelle, après
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avoir été _la servante de M. le Curé_, prenait maintenant le double
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titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de
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monseigneur.
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Mademoiselle Baptistine était une personne longue, pâle, mince, douce;
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elle réalisait l'idéal de ce qu'exprime le mot «respectable»; car il
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semble qu'il soit nécessaire qu'une femme soit mère pour être vénérable.
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Elle n'avait jamais été jolie; toute sa vie, qui n'avait été qu'une
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suite de saintes oeuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de
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blancheur et de clarté; et, en vieillissant, elle avait gagné ce qu'on
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pourrait appeler la beauté de la bonté. Ce qui avait été de la maigreur
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dans sa jeunesse était devenu, dans sa maturité, de la transparence; et
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cette diaphanéité laissait voir l'ange. C'était une âme plus encore que
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ce n'était une vierge. Sa personne semblait faite d'ombre; à peine assez
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de corps pour qu'il y eût là un sexe; un peu de matière contenant une
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lueur; de grands yeux toujours baissés; un prétexte pour qu'une âme
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reste sur la terre.
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Madame Magloire était une petite vieille, blanche, grasse, replète,
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affairée, toujours haletante, à cause de son activité d'abord, ensuite à
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cause d'un asthme.
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À son arrivée, on installa M. Myriel en son palais épiscopal avec les
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honneurs voulus par les décrets impériaux qui classent l'évêque
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immédiatement après le maréchal de camp. Le maire et le président lui
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firent la première visite, et lui de son côté fit la première visite au
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général et au préfet.
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L'installation terminée, la ville attendit son évêque à l'oeuvre.
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Chapitre II
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Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
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Le palais épiscopal de Digne était attenant à l'hôpital.
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Le palais épiscopal était un vaste et bel hôtel bâti en pierre au
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commencement du siècle dernier par monseigneur Henri Puget, docteur en
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théologie de la faculté de Paris, abbé de Simore, lequel était évêque de
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Digne en 1712. Ce palais était un vrai logis seigneurial. Tout y avait
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grand air, les appartements de l'évêque, les salons, les chambres, la
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cour d'honneur, fort large, avec promenoirs à arcades, selon l'ancienne
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mode florentine, les jardins plantés de magnifiques arbres. Dans la
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salle à manger, longue et superbe galerie qui était au rez-de-chaussée
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et s'ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget avait donné à
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manger en cérémonie le 29 juillet 1714 à messeigneurs Charles Brûlart de
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Genlis, archevêque-prince d'Embrun, Antoine de Mesgrigny, capucin,
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évêque de Grasse, Philippe de Vendôme, grand prieur de France, abbé de
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Saint-Honoré de Lérins, François de Berton de Grillon, évêque-baron de
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Vence, César de Sabran de Forcalquier, évêque-seigneur de Glandève, et
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Jean Soanen, prêtre de l'oratoire, prédicateur ordinaire du roi,
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évêque-seigneur de Senez. Les portraits de ces sept révérends
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personnages décoraient cette salle, et cette date mémorable, 29 juillet
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1714, y était gravée en lettres d'or sur une table de marbre blanc.
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L'hôpital était une maison étroite et basse à un seul étage avec un
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petit jardin. Trois jours après son arrivée, l'évêque visita l'hôpital.
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La visite terminée, il fit prier le directeur de vouloir bien venir
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jusque chez lui.
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--Monsieur le directeur de l'hôpital, lui dit-il, combien en ce moment
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avez-vous de malades?
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--Vingt-six, monseigneur.
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--C'est ce que j'avais compté, dit l'évêque.
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--Les lits, reprit le directeur, sont bien serrés les uns contre les
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autres.
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--C'est ce que j'avais remarqué.
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--Les salles ne sont que des chambres, et l'air s'y renouvelle
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difficilement.
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--C'est ce qui me semble.
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--Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien petit
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pour les convalescents.
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--C'est ce que je me disais.
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--Dans les épidémies, nous avons eu cette année le typhus, nous avons eu
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une suette militaire il y a deux ans, cent malades quelquefois; nous ne
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savons que faire.
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--C'est la pensée qui m'était venue.
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--Que voulez-vous, monseigneur? dit le directeur, il faut se résigner.
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Cette conversation avait lieu dans la salle à manger-galerie du
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rez-de-chaussée. L'évêque garda un moment le silence, puis il se tourna
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brusquement vers le directeur de l'hôpital:
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--Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu'il tiendrait de lits rien que
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dans cette salle?
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--La salle à manger de monseigneur! s'écria le directeur stupéfait.
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L'évêque parcourait la salle du regard et semblait y faire avec les yeux
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des mesures et des calculs.
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--Il y tiendrait bien vingt lits! dit-il, comme se parlant à lui-même.
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Puis élevant la voix:
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--Tenez, monsieur le directeur de l'hôpital, je vais vous dire. Il y a
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évidemment une erreur. Vous êtes vingt-six personnes dans cinq ou six
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petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour
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soixante. Il y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le
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vôtre. Rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous.
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Le lendemain, les vingt-six pauvres étaient installés dans le palais de
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l'évêque et l'évêque était à l'hôpital.
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M. Myriel n'avait point de bien, sa famille ayant été ruinée par la
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révolution. Sa soeur touchait une rente viagère de cinq cents francs
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qui, au presbytère, suffisait à sa dépense personnelle. M. Myriel
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recevait de l'état comme évêque un traitement de quinze mille francs. Le
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jour même où il vint se loger dans la maison de l'hôpital, M. Myriel
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détermina l'emploi de cette somme une fois pour toutes de la manière
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suivante. Nous transcrivons ici une note écrite de sa main.
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_Note pour régler les dépenses de ma maison._
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_Pour le petit séminaire: quinze cents livres_
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_Congrégation de la mission: cent livres_
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_Pour les lazaristes de Montdidier: cent livres_
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_Séminaire des missions étrangères à Paris: deux cents livres_
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_Congrégation du Saint-Esprit: cent cinquante livres_
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_Établissements religieux de la Terre-Sainte: cent livres_
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_Sociétés de charité maternelle: trois cents livres_
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_En sus, pour celle d'Arles: cinquante livres_
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_OEuvre pour l'amélioration des prisons: quatre cents livres_
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_OEuvre pour le soulagement et la délivrance des prisonniers: cinq cents
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livres_
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_Pour libérer des pères de famille prisonniers pour dettes: mille livres_
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_Supplément au traitement des pauvres maîtres d'école du diocèse: deux
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mille livres_
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_Grenier d'abondance des Hautes-Alpes: cent livres_
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_Congrégation des dames de Digne, de Manosque et de Sisteron,
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pour l'enseignement gratuit des filles indigentes: quinze cents livres_
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_Pour les pauvres: six mille livres_
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_Ma dépense personnelle: mille livres_
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Total: _quinze mille livres_
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Pendant tout le temps qu'il occupa le siège de Digne, M. Myriel ne
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changea presque rien à cet arrangement. Il appelait cela, comme on voit,
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_avoir réglé les dépenses de sa maison_.
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Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue par mademoiselle
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Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne était tout à la fois
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son frère et son évêque, son ami selon la nature et son supérieur selon
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l'église. Elle l'aimait et elle le vénérait tout simplement. Quand il
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parlait, elle s'inclinait; quand il agissait, elle adhérait. La servante
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seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l'évêque, on l'a pu
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remarquer, ne s'était réservé que mille livres, ce qui, joint à la
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pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an.
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Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard
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vivaient.
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Et quand un curé de village venait à Digne, M. l'évêque trouvait encore
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moyen de le traiter, grâce à la sévère économie de madame Magloire et à
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l'intelligente administration de mademoiselle Baptistine.
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Un jour--il était à Digne depuis environ trois mois--l'évêque dit:
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--Avec tout cela je suis bien gêné!
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--Je le crois bien! s'écria madame Magloire, Monseigneur n'a seulement
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pas réclamé la rente que le département lui doit pour ses frais de
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carrosse en ville et de tournées dans le diocèse. Pour les évêques
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d'autrefois c'était l'usage.
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--Tiens! dit l'évêque, vous avez raison, madame Magloire.
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Il fit sa réclamation.
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Quelque temps après, le conseil général, prenant cette demande en
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considération, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous
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cette rubrique: _Allocation à M. l'évêque pour frais de carrosse, frais
|
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de poste et frais de tournées pastorales_.
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Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, à cette occasion, un
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sénateur de l'empire, ancien membre du conseil des cinq-cents favorable
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au dix-huit brumaire et pourvu près de la ville de Digne d'une
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sénatorerie magnifique, écrivit au ministre des cultes, M. Bigot de
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Préameneu, un petit billet irrité et confidentiel dont nous extrayons
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ces lignes authentiques:
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«--Des frais de carrosse? pourquoi faire dans une ville de moins de
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quatre mille habitants? Des frais de poste et de tournées? à quoi bon
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ces tournées d'abord? ensuite comment courir la poste dans un pays de
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montagnes? Il n'y a pas de routes. On ne va qu'à cheval. Le pont même de
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la Durance à Château-Arnoux peut à peine porter des charrettes à boeufs.
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Ces prêtres sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon
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apôtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut
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carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens
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évêques. Oh! toute cette prêtraille! Monsieur le comte, les choses
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n'iront bien que lorsque l'empereur nous aura délivrés des calotins. À
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bas le pape! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant à moi, je
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suis pour César tout seul. Etc., etc.»
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La chose, en revanche, réjouit fort madame Magloire.
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--Bon, dit-elle à mademoiselle Baptistine, Monseigneur a commencé par
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les autres, mais il a bien fallu qu'il finît par lui-même. Il a réglé
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toutes ses charités. Voilà trois mille livres pour nous. Enfin!
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Le soir même, l'évêque écrivit et remit à sa soeur une note ainsi
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conçue:
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_Frais de carrosse et de tournées._
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_Pour donner du bouillon de viande aux malades de l'hôpital: quinze
|
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cents livres_
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_Pour la société de charité maternelle d'Aix: deux cent cinquante livres_
|
|
_Pour la société de charité maternelle de Draguignan: deux cent cinquante
|
|
livres_
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|
_Pour les enfants trouvés: cinq cents livres_
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|
_Pour les orphelins: cinq cents livres_
|
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Total: _trois mille livres_
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Tel était le budget de M. Myriel.
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Quant au casuel épiscopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements,
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prédications, bénédictions d'églises ou de chapelles, mariages, etc.,
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|
l'évêque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'âpreté qu'il
|
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le donnait aux pauvres.
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|
Au bout de peu de temps, les offrandes d'argent affluèrent. Ceux qui ont
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et ceux qui manquent frappaient à la porte de M. Myriel, les uns venant
|
|
chercher l'aumône que les autres venaient y déposer. L'évêque, en moins
|
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d'un an, devint le trésorier de tous les bienfaits et le caissier de
|
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toutes les détresses. Des sommes considérables passaient par ses mains;
|
|
mais rien ne put faire qu'il changeât quelque chose à son genre de vie
|
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et qu'il ajoutât le moindre superflu à son nécessaire.
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|
Loin de là. Comme il y a toujours encore plus de misère en bas que de
|
|
fraternité en haut, tout était donné, pour ainsi dire, avant d'être
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reçu; c'était comme de l'eau sur une terre sèche; il avait beau recevoir
|
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de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se dépouillait.
|
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|
L'usage étant que les évêques énoncent leurs noms de baptême en tête de
|
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leurs mandements et de leurs lettres pastorales, les pauvres gens du
|
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pays avaient choisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les noms
|
|
et prénoms de l'évêque, celui qui leur présentait un sens, et ils ne
|
|
l'appelaient que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le
|
|
nommerons ainsi dans l'occasion. Du reste, cette appellation lui
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plaisait.
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--J'aime ce nom-là, disait-il. Bienvenu corrige monseigneur.
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Nous ne prétendons pas que le portrait que nous faisons ici soit
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vraisemblable; nous nous bornons à dire qu'il est ressemblant.
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|
Chapitre III
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À bon évêque dur évêché
|
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M. l'évêque, pour avoir converti son carrosse en aumônes, n'en faisait
|
|
pas moins ses tournées. C'est un diocèse fatigant que celui de Digne. Il
|
|
a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on
|
|
l'a vu tout à l'heure; trente-deux cures, quarante et un vicariats et
|
|
deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c'est une
|
|
affaire. M. l'évêque en venait à bout. Il allait à pied quand c'était
|
|
dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la
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montagne. Les deux vieilles femmes l'accompagnaient. Quand le trajet
|
|
était trop pénible pour elles, il allait seul.
|
|
|
|
Un jour, il arriva à Senez, qui est une ancienne ville épiscopale, monté
|
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sur un âne. Sa bourse, fort à sec dans ce moment, ne lui avait pas
|
|
permis d'autre équipage. Le maire de la ville vint le recevoir à la
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porte de l'évêché et le regardait descendre de son âne avec des yeux
|
|
scandalisés. Quelques bourgeois riaient autour de lui.
|
|
|
|
--Monsieur le maire, dit l'évêque, et messieurs les bourgeois, je vois
|
|
ce qui vous scandalise; vous trouvez que c'est bien de l'orgueil à un
|
|
pauvre prêtre de monter une monture qui a été celle de Jésus-Christ. Je
|
|
l'ai fait par nécessité, je vous assure, non par vanité.
|
|
|
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Dans ses tournées, il était indulgent et doux, et prêchait moins qu'il
|
|
ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau inaccessible. Il
|
|
n'allait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modèles.
|
|
Aux habitants d'un pays il citait l'exemple du pays voisin. Dans les
|
|
cantons où l'on était dur pour les nécessiteux, il disait:
|
|
|
|
--Voyez les gens de Briançon. Ils ont donné aux indigents, aux veuves et
|
|
aux orphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois jours avant
|
|
tous les autres. Ils leur rebâtissent gratuitement leurs maisons quand
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|
elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays béni de Dieu. Durant tout un
|
|
siècle de cent ans, il n'y a pas eu un meurtrier.
|
|
|
|
Dans les villages âpres au gain et à la moisson, il disait:
|
|
|
|
--Voyez ceux d'Embrun. Si un père de famille, au temps de la récolte, a
|
|
ses fils au service à l'armée et ses filles en service à la ville, et
|
|
qu'il soit malade et empêché, le curé le recommande au prône; et le
|
|
dimanche, après la messe, tous les gens du village, hommes, femmes,
|
|
enfants, vont dans le champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui
|
|
rapportent paille et grain dans son grenier.
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|
|
Aux familles divisées par des questions d'argent et d'héritage, il
|
|
disait:
|
|
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|
--Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas
|
|
le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le père meurt
|
|
dans une famille, les garçons s'en vont chercher fortune, et laissent le
|
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bien aux filles, afin qu'elles puissent trouver des maris.
|
|
|
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Aux cantons qui ont le goût des procès et où les fermiers se ruinent en
|
|
papier timbré, il disait:
|
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|
--Voyez ces bons paysans de la vallée de Queyras. Ils sont là trois
|
|
mille âmes. Mon Dieu! c'est comme une petite république. On n'y connaît
|
|
ni le juge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il répartit l'impôt, taxe
|
|
chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines
|
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sans honoraires, rend des sentences sans frais; et on lui obéit, parce
|
|
que c'est un homme juste parmi des hommes simples.
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|
Aux villages où il ne trouvait pas de maître d'école, il citait encore
|
|
ceux de Queyras:
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|
|
--Savez-vous comment ils font? disait-il. Comme un petit pays de douze
|
|
ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des
|
|
maîtres d'école payés par toute la vallée qui parcourent les villages,
|
|
passant huit jours dans celui-ci, dix dans celui-là, et enseignant. Ces
|
|
magisters vont aux foires, où je les ai vus. On les reconnaît à des
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plumes à écrire qu'ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui
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n'enseignent qu'à lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et
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le calcul ont deux plumes; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et
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le latin ont trois plumes. Ceux-là sont de grands savants. Mais quelle
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honte d'être ignorants! Faites comme les gens de Queyras.
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Il parlait ainsi, gravement et paternellement, à défaut d'exemples
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inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et
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beaucoup d'images, ce qui était l'éloquence même de Jésus-Christ,
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convaincu et persuadant.
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Chapitre IV
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Les oeuvres semblables aux paroles
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Sa conversation était affable et gaie. Il se mettait à la portée des
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deux vieilles femmes qui passaient leur vie près de lui; quand il riait,
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c'était le rire d'un écolier.
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Madame Magloire l'appelait volontiers _Votre Grandeur_. Un jour, il se
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leva de son fauteuil et alla à sa bibliothèque chercher un livre. Ce
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livre était sur un des rayons d'en haut. Comme l'évêque était d'assez
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petite taille, il ne put y atteindre.
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--Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va
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pas jusqu'à cette planche.
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Une de ses parentes éloignées, madame la comtesse de Lô, laissait
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rarement échapper une occasion d'énumérer en sa présence ce qu'elle
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appelait «les espérances» de ses trois fils. Elle avait plusieurs
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ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils étaient
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naturellement les héritiers. Le plus jeune des trois avait à recueillir
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d'une grand'tante cent bonnes mille livres de rentes; le deuxième était
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substitué au titre de duc de son oncle; l'aîné devait succéder à la
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pairie de son aïeul. L'évêque écoutait habituellement en silence ces
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innocents et pardonnables étalages maternels. Une fois pourtant, il
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paraissait plus rêveur que de coutume, tandis que madame de Lô
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renouvelait le détail de toutes ces successions et de toutes ces
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«espérances». Elle s'interrompit avec quelque impatience:
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--Mon Dieu, mon cousin! mais à quoi songez-vous donc?
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--Je songe, dit l'évêque, à quelque chose de singulier qui est, je
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crois, dans saint Augustin: «Mettez votre espérance dans celui auquel on
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ne succède point.»
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Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du décès d'un
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gentilhomme du pays, où s'étalaient en une longue page, outre les
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dignités du défunt, toutes les qualifications féodales et nobiliaires de
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tous ses parents:
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--Quel bon dos a la mort! s'écria-t-il. Quelle admirable charge de
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titres on lui fait allègrement porter, et comme il faut que les hommes
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aient de l'esprit pour employer ainsi la tombe à la vanité!
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Il avait dans l'occasion une raillerie douce qui contenait presque
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toujours un sens sérieux. Pendant un carême, un jeune vicaire vint à
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Digne et prêcha dans la cathédrale. Il fut assez éloquent. Le sujet de
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son sermon était la charité. Il invita les riches à donner aux
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indigents, afin d'éviter l'enfer qu'il peignit le plus effroyable qu'il
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put et de gagner le paradis qu'il fit désirable et charmant. Il y avait
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dans l'auditoire un riche marchand retiré, un peu usurier, nommé M.
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Géborand, lequel avait gagné un demi-million à fabriquer de gros draps,
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des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Géborand n'avait
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fait l'aumône à un malheureux. À partir de ce sermon, on remarqua qu'il
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donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de
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la cathédrale. Elles étaient six à se partager cela. Un jour, l'évêque
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le vit faisant sa charité et dit à sa soeur avec un sourire:
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--Voilà monsieur Géborand qui achète pour un sou de paradis.
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Quand il s'agissait de charité, il ne se rebutait pas, même devant un
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refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient réfléchir. Une fois,
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il quêtait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait là le
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marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen
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d'être tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variété
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a existé. L'évêque, arrivé à lui, lui toucha le bras.
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--Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose.
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Le marquis se retourna et répondit sèchement:
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--Monseigneur, j'ai mes pauvres.
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--Donnez-les-moi, dit l'évêque.
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Un jour, dans la cathédrale, il fit ce sermon.
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«Mes très chers frères, mes bons amis, il y a en France treize cent
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vingt mille maisons de paysans qui n'ont que trois ouvertures, dix-huit
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cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fenêtre, et
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enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui n'ont qu'une ouverture,
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la porte. Et cela, à cause d'une chose qu'on appelle l'impôt des portes
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et fenêtres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des
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petits enfants, dans ces logis-là, et voyez les fièvres et les maladies.
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Hélas! Dieu donne l'air aux hommes, la loi le leur vend. Je n'accuse pas
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la loi, mais je bénis Dieu. Dans l'Isère, dans le Var, dans les deux
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Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas même de
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brouettes, ils transportent les engrais à dos d'hommes; ils n'ont pas de
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chandelles, et ils brûlent des bâtons résineux et des bouts de corde
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trempés dans la poix résine. C'est comme cela dans tout le pays haut du
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Dauphiné. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la
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bouse de vache séchée. L'hiver, ils cassent ce pain à coups de hache et
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ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures pour pouvoir le
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manger.--Mes frères, ayez pitié! voyez comme on souffre autour de vous.»
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Né provençal, il s'était facilement familiarisé avec tous les patois du
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midi. Il disait: «_Eh bé! moussu, sès sagé?_» comme dans le bas
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Languedoc. «_Onté anaras passa?_» comme dans les basses Alpes. «_Puerte
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un bouen moutou embe un bouen froumage grase_», comme dans le haut
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Dauphiné. Ceci plaisait au peuple, et n'avait pas peu contribué à lui
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donner accès près de tous les esprits. Il était dans la chaumière et
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dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus
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grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues,
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il entrait dans toutes les âmes. Du reste, il était le même pour les
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gens du monde et pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien
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hâtivement, et sans tenir compte des circonstances environnantes. Il
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disait:
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--Voyons le chemin par où la faute a passé.
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Étant, comme il se qualifiait lui-même en souriant, un _ex-pécheur_, il
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n'avait aucun des escarpements du rigorisme, et il professait assez
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haut, et sans le froncement de sourcil des vertueux féroces, une
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doctrine qu'on pourrait résumer à peu près ainsi:
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«L'homme a sur lui la chair qui est tout à la fois son fardeau et sa
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tentation. Il la traîne et lui cède.
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«Il doit la surveiller, la contenir, la réprimer, et ne lui obéir qu'à
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la dernière extrémité. Dans cette obéissance-là, il peut encore y avoir
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de la faute; mais la faute, ainsi faite, est vénielle. C'est une chute,
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mais une chute sur les genoux, qui peut s'achever en prière.
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«Être un saint, c'est l'exception; être un juste, c'est la règle. Errez,
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défaillez, péchez, mais soyez des justes.
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«Le moins de péché possible, c'est la loi de l'homme. Pas de péché du
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tout est le rêve de l'ange. Tout ce qui est terrestre est soumis au
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péché. Le péché est une gravitation.»
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Quand il voyait tout le monde crier bien fort et s'indigner bien vite:
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--Oh! oh! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros
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crime que tout le monde commet. Voilà les hypocrisies effarées qui se
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dépêchent de protester et de se mettre à couvert.
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Il était indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pèse le poids
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de la société humaine. Il disait:
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--Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des
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indigents et des ignorants sont la faute des maris, des pères, des
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maîtres, des forts, des riches et des savants.
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Il disait encore:
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--À ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous
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pourrez; la société est coupable de ne pas donner l'instruction gratis;
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elle répond de la nuit qu'elle produit. Cette âme est pleine d'ombre, le
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péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui y fait le péché, mais
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celui qui y a fait l'ombre.
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Comme on voit, il avait une manière étrange et à lui de juger les
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choses. Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'évangile.
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Il entendit un jour conter dans un salon un procès criminel qu'on
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instruisait et qu'on allait juger. Un misérable homme, par amour pour
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une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, à bout de ressources,
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avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie était encore punie de
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mort à cette époque. La femme avait été arrêtée émettant la première
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pièce fausse fabriquée par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de
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preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le
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perdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle s'obstina à nier. Sur ce,
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le procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé une infidélité
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de l'amant, et était parvenu, avec des fragments de lettres savamment
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présentés, à persuader à la malheureuse qu'elle avait une rivale et que
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cet homme la trompait. Alors, exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé
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son amant, tout avoué, tout prouvé. L'homme était perdu. Il allait être
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prochainement jugé à Aix avec sa complice. On racontait le fait, et
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chacun s'extasiait sur l'habileté du magistrat. En mettant la jalousie
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en jeu, il avait fait jaillir la vérité par la colère, il avait fait
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sortir la justice de la vengeance. L'évêque écoutait tout cela en
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silence. Quand ce fut fini, il demanda:
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--Où jugera-t-on cet homme et cette femme?
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--À la cour d'assises.
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Il reprit:
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--Et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi?
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Il arriva à Digne une aventure tragique. Un homme fut condamné à mort
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pour meurtre. C'était un malheureux pas tout à fait lettré, pas tout à
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fait ignorant, qui avait été bateleur dans les foires et écrivain
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public. Le procès occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixé pour
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l'exécution du condamné, l'aumônier de la prison tomba malade. Il
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fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. On
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alla chercher le curé. Il paraît qu'il refusa en disant: Cela ne me
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regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvée et de ce saltimbanque;
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moi aussi, je suis malade; d'ailleurs ce n'est pas là ma place. On
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rapporta cette réponse à l'évêque qui dit:
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--Monsieur le curé a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne.
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Il alla sur-le-champ à la prison, il descendit au cabanon du
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«saltimbanque», il l'appela par son nom, lui prit la main et lui parla.
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Il passa toute la journée et toute la nuit près de lui, oubliant la
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nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l'âme du condamné et priant
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le condamné pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vérités qui
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sont les plus simples. Il fut père, frère, ami; évêque pour bénir
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seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet
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homme allait mourir désespéré. La mort était pour lui comme un abîme.
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Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il
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n'était pas assez ignorant pour être absolument indifférent. Sa
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condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte rompu çà et là
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autour de lui cette cloison qui nous sépare du mystère des choses et que
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nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par
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ces brèches fatales, et ne voyait que des ténèbres. L'évêque lui fit
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voir une clarté.
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Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l'évêque était là.
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Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec
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sa croix épiscopale au cou, côte à côte avec ce misérable lié de cordes.
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Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l'échafaud avec lui. Le
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patient, si morne et si accablé la veille, était rayonnant. Il sentait
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que son âme était réconciliée et il espérait Dieu. L'évêque l'embrassa,
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et, au moment où le couteau allait tomber, il lui dit:
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--Celui que l'homme tue, Dieu le ressuscite; celui que les frères
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chassent retrouve le Père. Priez, croyez, entrez dans la vie! le Père
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est là.
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Quand il redescendit de l'échafaud, il avait quelque chose dans son
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regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui était le plus
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admirable de sa pâleur ou de sa sérénité. En rentrant à cet humble logis
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qu'il appelait en souriant son palais, il dit à sa soeur:
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--Je viens d'officier pontificalement.
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Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les choses les
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moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui dirent, en
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commentant cette conduite de l'évêque: «C'est de l'affectation.» Ceci ne
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fut du reste qu'un propos de salons. Le peuple, qui n'entend pas malice
|
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aux actions saintes, fut attendri et admira.
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Quant à l'évêque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc, et il fut
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longtemps à s'en remettre.
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L'échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose
|
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qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de
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mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de
|
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ses yeux une guillotine; mais si l'on en rencontre une, la secousse est
|
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violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns
|
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admirent, comme de Maistre; les autres exècrent, comme Beccaria. La
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guillotine est la concrétion de la loi; elle se nomme _vindicte;_ elle
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n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit
|
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frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales
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dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'échafaud
|
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est vision. L'échafaud n'est pas une charpente, l'échafaud n'est pas une
|
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machine, l'échafaud n'est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer
|
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et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'être qui a je ne sais
|
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quelle sombre initiative; on dirait que cette charpente voit, que cette
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machine entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces
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cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette l'âme,
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l'échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu'il fait. L'échafaud
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est le complice du bourreau; il dévore; il mange de la chair, il boit du
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sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le
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charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie
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épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée.
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Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde; le lendemain de
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l'exécution et beaucoup de jours encore après, l'évêque parut accablé.
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La sérénité presque violente du moment funèbre avait disparu: le fantôme
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de la justice sociale l'obsédait. Lui qui d'ordinaire revenait de toutes
|
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ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se
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fît un reproche. Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à
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demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa soeur entendit un
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soir et recueillit:
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--Je ne croyais pas que cela fût si monstrueux. C'est un tort de
|
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s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi
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humaine. La mort n'appartient qu'à Dieu. De quel droit les hommes
|
|
touchent-ils à cette chose inconnue?
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|
Avec le temps ces impressions s'atténuèrent, et probablement
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s'effacèrent. Cependant on remarqua que l'évêque évitait désormais de
|
|
passer sur la place des exécutions. On pouvait appeler M. Myriel à toute
|
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heure au chevet des malades et des mourants. Il n'ignorait pas que là
|
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était son plus grand devoir et son plus grand travail. Les familles
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veuves ou orphelines n'avaient pas besoin de le demander, il arrivait de
|
|
lui-même. Il savait s'asseoir et se taire de longues heures auprès de
|
|
l'homme qui avait perdu la femme qu'il aimait, de la mère qui avait
|
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perdu son enfant. Comme il savait le moment de se taire, il savait aussi
|
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le moment de parler. Ô admirable consolateur! il ne cherchait pas à
|
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effacer la douleur par l'oubli, mais à l'agrandir et à la dignifier par
|
|
l'espérance. Il disait:
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--Prenez garde à la façon dont vous vous tournez vers les morts. Ne
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songez pas à ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous apercevrez la lueur
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vivante de votre mort bien-aimé au fond du ciel.
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Il savait que la croyance est saine. Il cherchait à conseiller et à
|
|
calmer l'homme désespéré en lui indiquant du doigt l'homme résigné, et à
|
|
transformer la douleur qui regarde une fosse en lui montrant la douleur
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qui regarde une étoile.
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|
Chapitre V
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Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
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La vie intérieure de M. Myriel était pleine des mêmes pensées que sa vie
|
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publique. Pour qui eût pu la voir de près, c'eût été un spectacle grave
|
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et charmant que cette pauvreté volontaire dans laquelle vivait M.
|
|
l'évêque de Digne.
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|
Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait
|
|
peu. Ce court sommeil était profond. Le matin il se recueillait pendant
|
|
une heure, puis il disait sa messe, soit à la cathédrale, soit dans son
|
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oratoire. Sa messe dite, il déjeunait d'un pain de seigle trempé dans le
|
|
lait de ses vaches. Puis il travaillait.
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|
|
Un évêque est un homme fort occupé; il faut qu'il reçoive tous les jours
|
|
le secrétaire de l'évêché, qui est d'ordinaire un chanoine, presque tous
|
|
les jours ses grands vicaires. Il a des congrégations à contrôler, des
|
|
privilèges à donner, toute une librairie ecclésiastique à examiner,
|
|
paroissiens, catéchismes diocésains, livres d'heures, etc., des
|
|
mandements à écrire, des prédications à autoriser, des curés et des
|
|
maires à mettre d'accord, une correspondance cléricale, une
|
|
correspondance administrative, d'un côté l'état, de l'autre le
|
|
Saint-Siège, mille affaires.
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|
Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et son
|
|
bréviaire, il le donnait d'abord aux nécessiteux, aux malades et aux
|
|
affligés; le temps que les affligés, les malades et les nécessiteux lui
|
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laissaient, il le donnait au travail. Tantôt il bêchait la terre dans
|
|
son jardin, tantôt il lisait et écrivait. Il n'avait qu'un mot pour ces
|
|
deux sortes de travail; il appelait cela _jardiner_.
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--L'esprit est un jardin, disait-il.
|
|
|
|
À midi, il dînait. Le dîner ressemblait au déjeuner.
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|
Vers deux heures, quand le temps était beau, il sortait et se promenait
|
|
à pied dans la campagne ou dans la ville, entrant souvent dans les
|
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masures. On le voyait cheminer seul, tout à ses pensées, l'oeil baissé,
|
|
appuyé sur sa longue canne, vêtu de sa douillette violette ouatée et
|
|
bien chaude, chaussé de bas violets dans de gros souliers, et coiffé de
|
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son chapeau plat qui laissait passer par ses trois cornes trois glands
|
|
d'or à graine d'épinards.
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|
C'était une fête partout où il paraissait. On eût dit que son passage
|
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avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. Les enfants et les
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vieillards venaient sur le seuil des portes pour l'évêque comme pour le
|
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soleil. Il bénissait et on le bénissait. On montrait sa maison à
|
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quiconque avait besoin de quelque chose.
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|
Çà et là, il s'arrêtait, parlait aux petits garçons et aux petites
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filles et souriait aux mères. Il visitait les pauvres tant qu'il avait
|
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de l'argent; quand il n'en avait plus, il visitait les riches.
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Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et qu'il ne
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voulait pas qu'on s'en aperçût, il ne sortait jamais dans la ville
|
|
autrement qu'avec sa douillette violette. Cela le gênait un peu en été.
|
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Le soir à huit heures et demie il soupait avec sa soeur, madame Magloire
|
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debout derrière eux et les servant à table. Rien de plus frugal que ce
|
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repas. Si pourtant l'évêque avait un de ses curés à souper, madame
|
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Magloire en profitait pour servir à Monseigneur quelque excellent
|
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poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout curé était
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un prétexte à bon repas; l'évêque se laissait faire. Hors de là, son
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ordinaire ne se composait guère que de légumes cuits dans l'eau et de
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soupe à l'huile. Aussi disait-on dans la ville:
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--Quand l'évêque fait pas chère de curé, il fait chère de trappiste.
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Après son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle
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Baptistine et madame Magloire; puis il rentrait dans sa chambre et se
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remettait à écrire, tantôt sur des feuilles volantes, tantôt sur la
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marge de quelque in-folio. Il était lettré et quelque peu savant. Il a
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laissé cinq ou six manuscrits assez curieux; entre autres une
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dissertation sur le verset de la Genèse: _Au commencement l'esprit de
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Dieu flottait sur les eaux_. Il confronte avec ce verset trois textes:
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la version arabe qui dit: _Les vents de Dieu soufflaient;_ Flavius
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Josèphe qui dit: _Un vent d'en haut se précipitait sur la terre_, et
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enfin la paraphrase chaldaïque d'Onkelos qui porte: _Un vent venant de
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Dieu soufflait sur la face des eaux_. Dans une autre dissertation, il
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examine les oeuvres théologiques de Hugo, évêque de Ptolémaïs,
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arrière-grand-oncle de celui qui écrit ce livre, et il établit qu'il
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faut attribuer à cet évêque les divers opuscules publiés, au siècle
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dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt.
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Parfois au milieu d'une lecture, quel que fût le livre qu'il eût entre
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les mains, il tombait tout à coup dans une méditation profonde, d'où il
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ne sortait que pour écrire quelques lignes sur les pages mêmes du
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volume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec le livre qui les
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contient. Nous avons sous les yeux une note écrite par lui sur une des
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marges d'un in-quarto intitulé: _Correspondance du lord Germain avec les
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généraux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de l'Amérique.
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À Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chez Pissot, libraire,
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quai des Augustins_.
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Voici cette note:
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«Ô vous qui êtes!
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«L'Ecclésiaste vous nomme Toute-Puissance, les Macchabées vous nomment
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Créateur, l'Épître aux Éphésiens vous nomme Liberté, Baruch vous nomme
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Immensité, les Psaumes vous nomment Sagesse et Vérité, Jean vous nomme
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Lumière, les Rois vous nomment Seigneur, l'Exode vous appelle
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Providence, le Lévitique Sainteté, Esdras Justice, la création vous
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nomme Dieu, l'homme vous nomme Père; mais Salomon vous nomme
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Miséricorde, et c'est là le plus beau de tous vos noms.»
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Vers neuf heures du soir, les deux femmes se retiraient et montaient à
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leurs chambres au premier, le laissant jusqu'au matin seul au
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rez-de-chaussée.
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Ici il est nécessaire que nous donnions une idée exacte du logis de M.
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l'évêque de Digne.
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Chapitre VI
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Par qui il faisait garder sa maison
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La maison qu'il habitait se composait, nous l'avons dit, d'un
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rez-de-chaussée et d'un seul étage: trois pièces au rez-de-chaussée,
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trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derrière la maison, un
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jardin d'un quart d'arpent. Les deux femmes occupaient le premier.
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L'évêque logeait en bas. La première pièce, qui s'ouvrait sur la rue,
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lui servait de salle à manger, la deuxième de chambre à coucher, et la
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troisième d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer
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par la chambre à coucher, et sortir de la chambre à coucher sans passer
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par la salle à manger. Dans l'oratoire, au fond, il y avait une alcôve
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fermée, avec un lit pour les cas d'hospitalité. M. l'évêque offrait ce
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lit aux curés de campagne que des affaires ou les besoins de leur
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paroisse amenaient à Digne.
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La pharmacie de l'hôpital, petit bâtiment ajouté à la maison et pris sur
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le jardin, avait été transformée en cuisine et en cellier.
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Il y avait en outre dans le jardin une étable qui était l'ancienne
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cuisine de l'hospice et où l'évêque entretenait deux vaches. Quelle que
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fût la quantité de lait qu'elles lui donnassent, il en envoyait
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invariablement tous les matins la moitié aux malades de l'hôpital.--Je
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paye ma dîme, disait-il.
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Sa chambre était assez grande et assez difficile à chauffer dans la
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mauvaise saison. Comme le bois est très cher à Digne, il avait imaginé
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de faire faire dans l'étable à vaches un compartiment fermé d'une
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cloison en planches. C'était là qu'il passait ses soirées dans les
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grands froids. Il appelait cela son _salon d'hiver_.
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Il n'y avait dans ce salon d'hiver, comme dans la salle à manger,
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d'autres meubles qu'une table de bois blanc, carrée, et quatre chaises
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de paille. La salle à manger était ornée en outre d'un vieux buffet
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peint en rose à la détrempe. Du buffet pareil, convenablement habillé de
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napperons blancs et de fausses dentelles, l'évêque avait fait l'autel
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qui décorait son oratoire.
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Ses pénitentes riches et les saintes femmes de Digne s'étaient souvent
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cotisées pour faire les frais d'un bel autel neuf à l'oratoire de
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monseigneur; il avait chaque fois pris l'argent et l'avait donné aux
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pauvres.
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--Le plus beau des autels, disait-il, c'est l'âme d'un malheureux
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consolé qui remercie Dieu.
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Il avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu en paille, et un
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fauteuil à bras également en paille dans sa chambre à coucher. Quand par
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hasard il recevait sept ou huit personnes à la fois, le préfet, ou le
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général, ou l'état-major du régiment en garnison, ou quelques élèves du
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petit séminaire, on était obligé d'aller chercher dans l'étable les
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chaises du salon d'hiver, dans l'oratoire les prie-Dieu, et le fauteuil
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dans la chambre à coucher; de cette façon, on pouvait réunir jusqu'à
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onze sièges pour les visiteurs. À chaque nouvelle visite on démeublait
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une pièce.
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Il arrivait parfois qu'on était douze; alors l'évêque dissimulait
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l'embarras de la situation en se tenant debout devant la cheminée si
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c'était l'hiver, ou en proposant un tour dans le jardin si c'était
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l'été.
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Il y avait bien encore dans l'alcôve fermée une chaise, mais elle était
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à demi dépaillée et ne portait que sur trois pieds, ce qui faisait
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qu'elle ne pouvait servir qu'appuyée contre le mur. Mademoiselle
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Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une très grande bergère en
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bois jadis doré et revêtue de pékin à fleurs, mais on avait été obligé
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de monter cette bergère au premier par la fenêtre, l'escalier étant trop
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étroit; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier.
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L'ambition de mademoiselle Baptistine eût été de pouvoir acheter un
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meuble de salon en velours d'Utrecht jaune à rosaces et en acajou à cou
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de cygne, avec canapé. Mais cela eût coûté au moins cinq cents francs,
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et, ayant vu qu'elle n'avait réussi à économiser pour cet objet que
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quarante-deux francs dix sous en cinq ans, elle avait fini par y
|
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renoncer. D'ailleurs qui est-ce qui atteint son idéal?
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Rien de plus simple à se figurer que la chambre à coucher de l'évêque.
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Une porte-fenêtre donnant sur le jardin, vis-à-vis le lit; un lit
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d'hôpital, en fer avec baldaquin de serge verte; dans l'ombre du lit,
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derrière un rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les
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anciennes habitudes élégantes de l'homme du monde; deux portes, l'une
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près de la cheminée, donnant dans l'oratoire; l'autre, près de la
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bibliothèque, donnant dans la salle à manger; la bibliothèque, grande
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armoire vitrée pleine de livres; la cheminée, de bois peint en marbre,
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habituellement sans feu; dans la cheminée, une paire de chenets en fer
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ornés de deux vases à guirlandes et cannelures jadis argentés à l'argent
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haché, ce qui était un genre de luxe épiscopal; au-dessus, à l'endroit
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où d'ordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre désargenté fixé
|
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sur un velours noir râpé dans un cadre de bois dédoré. Près de la
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porte-fenêtre, une grande table avec un encrier, chargée de papiers
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confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille.
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Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l'oratoire.
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Deux portraits dans des cadres ovales étaient accrochés au mur des deux
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côtés du lit. De petites inscriptions dorées sur le fond neutre de la
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toile à côté des figures indiquaient que les portraits représentaient,
|
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l'un, l'abbé de Chaliot, évêque de Saint-Claude, l'autre, l'abbé
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Tourteau, vicaire général d'Agde, abbé de Grand-Champ, ordre de Cîteaux,
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diocèse de Chartres. L'évêque, en succédant dans cette chambre aux
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malades de l'hôpital, y avait trouvé ces portraits et les y avait
|
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laissés. C'étaient des prêtres, probablement des donateurs: deux motifs
|
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pour qu'il les respectât. Tout ce qu'il savait de ces deux personnages,
|
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c'est qu'ils avaient été nommés par le roi, l'un à son évêché, l'autre à
|
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son bénéfice, le même jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant
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décroché les tableaux pour en secouer la poussière, l'évêque avait
|
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trouvé cette particularité écrite d'une encre blanchâtre sur un petit
|
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carré de papier jauni par le temps, collé avec quatre pains à cacheter
|
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derrière le portrait de l'abbé de Grand-Champ.
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Il avait à sa fenêtre un antique rideau de grosse étoffe de laine qui
|
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finit par devenir tellement vieux que, pour éviter la dépense d'un neuf,
|
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madame Magloire fut obligée de faire une grande couture au beau milieu.
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Cette couture dessinait une croix. L'évêque le faisait souvent
|
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remarquer.
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--Comme cela fait bien! disait-il.
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Toutes les chambres de la maison, au rez-de-chaussée ainsi qu'au
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premier, sans exception, étaient blanchies au lait de chaux, ce qui est
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une mode de caserne et d'hôpital.
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Cependant, dans les dernières années, madame Magloire retrouva, comme on
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le verra plus loin, sous le papier badigeonné, des peintures qui
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ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant d'être
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|
l'hôpital, cette maison avait été le parloir aux bourgeois. De là cette
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décoration. Les chambres étaient pavées de briques rouges qu'on lavait
|
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toutes les semaines, avec des nattes de paille tressée devant tous les
|
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lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes, était du haut en bas
|
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d'une propreté exquise. C'était le seul luxe que l'évêque permit. Il
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disait:
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--Cela ne prend rien aux pauvres.
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|
Il faut convenir cependant qu'il lui restait de ce qu'il avait possédé
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jadis six couverts d'argent et une grande cuiller à soupe que madame
|
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Magloire regardait tous les jours avec bonheur reluire splendidement sur
|
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la grosse nappe de toile blanche. Et comme nous peignons ici l'évêque de
|
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Digne tel qu'il était, nous devons ajouter qu'il lui était arrivé plus
|
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d'une fois de dire:
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--Je renoncerais difficilement à manger dans de l'argenterie.
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Il faut ajouter à cette argenterie deux gros flambeaux d'argent massif
|
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qui lui venaient de l'héritage d'une grand'tante. Ces flambeaux
|
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portaient deux bougies de cire et figuraient habituellement sur la
|
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cheminée de l'évêque. Quand il avait quelqu'un à dîner, madame Magloire
|
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allumait les deux bougies et mettait les deux flambeaux sur la table.
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Il y avait dans la chambre même de l'évêque, à la tête de son lit, un
|
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petit placard dans lequel madame Magloire serrait chaque soir les six
|
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couverts d'argent et la grande cuiller. Il faut dire qu'on n'en ôtait
|
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jamais la clef.
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Le jardin, un peu gâté par les constructions assez laides dont nous
|
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avons parlé, se composait de quatre allées en croix rayonnant autour
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d'un puisard; une autre allée faisait tout le tour du jardin et
|
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cheminait le long du mur blanc dont il était enclos. Ces allées
|
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laissaient entre elles quatre carrés bordés de buis. Dans trois, madame
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Magloire cultivait des légumes; dans le quatrième, l'évêque avait mis
|
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des fleurs. Il y avait çà et là quelques arbres fruitiers.
|
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Une fois madame Magloire lui avait dit avec une sorte de malice douce:
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|
--Monseigneur, vous qui tirez parti de tout, voilà pourtant un carré
|
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inutile. Il vaudrait mieux avoir là des salades que des bouquets.
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--Madame Magloire, répondit l'évêque, vous vous trompez. Le beau est
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aussi utile que l'utile.
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Il ajouta après un silence:
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--Plus peut-être.
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Ce carré, composé de trois ou quatre plates-bandes, occupait M. l'évêque
|
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presque autant que ses livres. Il y passait volontiers une heure ou
|
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deux, coupant, sarclant, et piquant çà et là des trous en terre où il
|
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mettait des graines. Il n'était pas aussi hostile aux insectes qu'un
|
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jardinier l'eût voulu. Du reste, aucune prétention à la botanique; il
|
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ignorait les groupes et le solidisme; il ne cherchait pas le moins du
|
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monde à décider entre Tournefort et la méthode naturelle; il ne prenait
|
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parti ni pour les utricules contre les cotylédons, ni pour Jussieu
|
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contre Linné. Il n'étudiait pas les plantes; il aimait les fleurs. Il
|
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respectait beaucoup les savants, il respectait encore plus les
|
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ignorants, et, sans jamais manquer à ces deux respects, il arrosait ses
|
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plates-bandes chaque soir d'été avec un arrosoir de fer-blanc peint en
|
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vert.
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La maison n'avait pas une porte qui fermât à clef. La porte de la salle
|
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à manger qui, nous l'avons dit, donnait de plain-pied sur la place de la
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cathédrale, était jadis armée de serrures et de verrous comme une porte
|
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de prison. L'évêque avait fait ôter toutes ces ferrures, et cette porte,
|
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la nuit comme le jour, n'était fermée qu'au loquet. Le premier passant
|
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venu, à quelque heure que ce fût, n'avait qu'à la pousser. Dans les
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commencements, les deux femmes avaient été fort tourmentées de cette
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porte jamais close; mais M. de Digne leur avait dit:
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--Faites mettre des verrous à vos chambres, si cela vous plaît.
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Elles avaient fini par partager sa confiance ou du moins par faire comme
|
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si elles la partageaient. Madame Magloire seule avait de temps en temps
|
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des frayeurs. Pour ce qui est de l'évêque, on peut trouver sa pensée
|
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expliquée ou du moins indiquée dans ces trois lignes écrites par lui sur
|
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la marge d'une bible: «Voici la nuance: la porte du médecin ne doit
|
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jamais être fermée; la porte du prêtre doit toujours être ouverte.» Sur
|
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un autre livre, intitulé _Philosophie de la science médicale_, il avait
|
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écrit cette autre note: «Est-ce que je ne suis pas médecin comme eux?
|
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Moi aussi j'ai mes malades; d'abord j'ai les leurs, qu'ils appellent les
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malades; et puis j'ai les miens, que j'appelle les malheureux.»
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Ailleurs encore il avait écrit: «Ne demandez pas son nom à qui vous
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demande un gîte. C'est surtout celui-là que son nom embarrasse qui a
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besoin d'asile.»
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Il advint qu'un digne curé, je ne sais plus si c'était le curé de
|
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Couloubroux ou le curé de Pompierry, s'avisa de lui demander un jour,
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probablement à l'instigation de madame Magloire, si Monseigneur était
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bien sûr de ne pas commettre jusqu'à un certain point une imprudence en
|
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laissant jour et nuit sa porte ouverte à la disposition de qui voulait
|
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entrer, et s'il ne craignait pas enfin qu'il n'arrivât quelque malheur
|
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dans une maison si peu gardée. L'évêque lui toucha l'épaule avec une
|
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gravité douce et lui dit:--_Nisi Dominus custodierit domum, in vanum
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vigilant qui custodiunt eam_.
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Puis il parla d'autre chose.
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Il disait assez volontiers:
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--Il y a la bravoure du prêtre comme il y a la bravoure du colonel de
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dragons. Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être tranquille.
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Chapitre VII
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Cravatte
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Ici se place naturellement un fait que nous ne devons pas omettre, car
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il est de ceux qui font le mieux voir quel homme c'était que M. l'évêque
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de Digne.
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Après la destruction de la bande de Gaspard Bès qui avait infesté les
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gorges d'Ollioules, un de ses lieutenants, Cravatte, se réfugia dans la
|
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montagne. Il se cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe
|
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de Gaspard Bès, dans le comté de Nice, puis gagna le Piémont, et tout à
|
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coup reparut en France, du côté de Barcelonnette. On le vit à Jauziers
|
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d'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du
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Joug-de-l'Aigle, et de là il descendait vers les hameaux et les villages
|
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par les ravins de l'Ubaye et de l'Ubayette. Il osa même pousser jusqu'à
|
|
Embrun, pénétra une nuit dans la cathédrale et dévalisa la sacristie.
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Ses brigandages désolaient le pays. On mit la gendarmerie à ses
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trousses, mais en vain. Il échappait toujours; quelquefois il résistait
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de vive force. C'était un hardi misérable. Au milieu de toute cette
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terreur, l'évêque arriva. Il faisait sa tournée. Au Chastelar, le maire
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vint le trouver et l'engagea à rebrousser chemin. Cravatte tenait la
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montagne jusqu'à l'Arche, et au-delà. Il y avait danger, même avec une
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escorte. C'était exposer inutilement trois ou quatre malheureux
|
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gendarmes.
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--Aussi, dit l'évêque, je compte aller sans escorte.
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--Y pensez-vous, monseigneur? s'écria le maire.
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--J'y pense tellement, que je refuse absolument les gendarmes et que je
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vais partir dans une heure.
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--Partir?
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--Partir.
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--Seul?
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--Seul.
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--Monseigneur! vous ne ferez pas cela.
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--Il y a là, dans la montagne, reprit l'évêque, une humble petite
|
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commune grande comme ça, que je n'ai pas vue depuis trois ans. Ce sont
|
|
mes bons amis. De doux et honnêtes bergers. Ils possèdent une chèvre sur
|
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trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de
|
|
diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites
|
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flûtes à six trous. Ils ont besoin qu'on leur parle de temps en temps du
|
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bon Dieu. Que diraient-ils d'un évêque qui a peur? Que diraient-ils si
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|
je n'y allais pas?
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--Mais, monseigneur, les brigands! Si vous rencontrez les brigands!
|
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--Tiens, dit l'évêque, j'y songe. Vous avez raison. Je puis les
|
|
rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin qu'on leur parle du bon Dieu.
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--Monseigneur! mais c'est une bande! c'est un troupeau de loups!
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|
--Monsieur le maire, c'est peut-être précisément de ce troupeau que
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|
Jésus me fait le pasteur. Qui sait les voies de la Providence?
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--Monseigneur, ils vous dévaliseront.
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--Je n'ai rien.
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--Ils vous tueront.
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--Un vieux bonhomme de prêtre qui passe en marmottant ses momeries? Bah!
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à quoi bon?
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--Ah! mon Dieu! si vous alliez les rencontrer!
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--Je leur demanderai l'aumône pour mes pauvres.
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--Monseigneur, n'y allez pas, au nom du ciel! vous exposez votre vie.
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|
|
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--Monsieur le maire, dit l'évêque, n'est-ce décidément que cela? Je ne
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suis pas en ce monde pour garder ma vie, mais pour garder les âmes.
|
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|
Il fallut le laisser faire. Il partit, accompagné seulement d'un enfant
|
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qui s'offrit à lui servir de guide. Son obstination fit bruit dans le
|
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pays, et effraya très fort.
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Il ne voulut emmener ni sa soeur ni madame Magloire. Il traversa la
|
|
montagne à mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses
|
|
«bons amis» les bergers. Il y resta quinze jours, prêchant,
|
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administrant, enseignant, moralisant. Lorsqu'il fut proche de son
|
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départ, il résolut de chanter pontificalement un _Te Deum_. Il en parla
|
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au curé. Mais comment faire? pas d'ornements épiscopaux. On ne pouvait
|
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mettre à sa disposition qu'une chétive sacristie de village avec
|
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quelques vieilles chasubles de damas usé ornées de galons faux.
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--Bah! dit l'évêque. Monsieur le curé, annonçons toujours au prône notre
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_Te Deum_. Cela s'arrangera.
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|
On chercha dans les églises d'alentour. Toutes les magnificences de ces
|
|
humbles paroisses réunies n'auraient pas suffi à vêtir convenablement un
|
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chantre de cathédrale. Comme on était dans cet embarras, une grande
|
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caisse fut apportée et déposée au presbytère pour M. l'évêque par deux
|
|
cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit la caisse;
|
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elle contenait une chape de drap d'or, une mitre ornée de diamants, une
|
|
croix archiépiscopale, une crosse magnifique, tous les vêtements
|
|
pontificaux volés un mois auparavant au trésor de Notre-Dame d'Embrun.
|
|
Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel étaient écrits ces mots:
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_Cravatte à monseigneur Bienvenu_.
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--Quand je disais que cela s'arrangerait! dit l'évêque.
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Puis il ajouta en souriant:
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--À qui se contente d'un surplis de curé, Dieu envoie une chape
|
|
d'archevêque.
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|
--Monseigneur, murmura le curé en hochant la tête avec un sourire, Dieu,
|
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ou le diable.
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L'évêque regarda fixement le curé et reprit avec autorité:
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--Dieu!
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Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la route, on venait le
|
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regarder par curiosité. Il retrouva au presbytère du Chastelar
|
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mademoiselle Baptistine et madame Magloire qui l'attendaient, et il dit
|
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à sa soeur:
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--Eh bien, avais-je raison? Le pauvre prêtre est allé chez ces pauvres
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montagnards les mains vides, il en revient les mains pleines. J'étais
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parti n'emportant que ma confiance en Dieu; je rapporte le trésor d'une
|
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cathédrale.
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Le soir, avant de se coucher, il dit encore:
|
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--Ne craignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont là les
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dangers du dehors, les petits dangers. Craignons-nous nous-mêmes. Les
|
|
préjugés, voilà les voleurs; les vices, voilà les meurtriers. Les grands
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dangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui menace notre tête ou
|
|
notre bourse! Ne songeons qu'à ce qui menace notre âme.
|
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Puis se tournant vers sa soeur:
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--Ma soeur, de la part du prêtre jamais de précaution contre le
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prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous à prier
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Dieu quand nous croyons qu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non
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pour nous, mais pour que notre frère ne tombe pas en faute à notre
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occasion.
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Du reste, les événements étaient rares dans son existence. Nous
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racontons ceux que nous savons; mais d'ordinaire il passait sa vie à
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faire toujours les mêmes choses aux mêmes moments. Un mois de son année
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ressemblait à une heure de sa journée.
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Quant à ce que devint «le trésor» de la cathédrale d'Embrun, on nous
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embarrasserait de nous interroger là-dessus. C'étaient là de bien belles
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choses, et bien tentantes, et bien bonnes à voler au profit des
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malheureux. Volées, elles l'étaient déjà d'ailleurs. La moitié de
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l'aventure était accomplie; il ne restait plus qu'à changer la direction
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du vol, et qu'à lui faire faire un petit bout de chemin du côté des
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pauvres. Nous n'affirmons rien du reste à ce sujet. Seulement on a
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trouvé dans les papiers de l'évêque une note assez obscure qui se
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rapporte peut-être à cette affaire, et qui est ainsi conçue: _La
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question est de savoir si cela doit faire retour à la cathédrale ou à
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l'hôpital_.
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Chapitre VIII
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Philosophie après boire
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Le sénateur dont il a été parlé plus haut était un homme entendu qui
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avait fait son chemin avec une rectitude inattentive à toutes ces
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rencontres qui font obstacle et qu'on nomme conscience, foi jurée,
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justice, devoir; il avait marché droit à son but et sans broncher une
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seule fois dans la ligne de son avancement et de son intérêt. C'était un
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ancien procureur, attendri par le succès, pas méchant homme du tout,
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rendant tous les petits services qu'il pouvait à ses fils, à ses
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gendres, à ses parents, même à des amis; ayant sagement pris de la vie
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les bons côtés, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui
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semblait assez bête. Il était spirituel, et juste assez lettré pour se
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croire un disciple d'Épicure en n'étant peut-être qu'un produit de
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Pigault-Lebrun. Il riait volontiers, et agréablement, des choses
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infinies et éternelles, et des «billevesées du bonhomme évêque». Il en
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riait quelquefois, avec une aimable autorité, devant M. Myriel lui-même,
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qui écoutait.
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À je ne sais plus quelle cérémonie demi-officielle, le comte*** (ce
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sénateur) et M. Myriel durent dîner chez le préfet. Au dessert, le
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sénateur, un peu égayé, quoique toujours digne, s'écria:
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--Parbleu, monsieur l'évêque, causons. Un sénateur et un évêque se
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regardent difficilement sans cligner de l'oeil. Nous sommes deux
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augures. Je vais vous faire un aveu. J'ai ma philosophie.
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--Et vous avez raison, répondit l'évêque. Comme on fait sa philosophie
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on se couche. Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur.
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Le sénateur, encouragé, reprit:
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--Soyons bons enfants.
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--Bons diables même, dit l'évêque.
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--Je vous déclare, reprit le sénateur, que le marquis d'Argens, Pyrrhon,
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Hobbes et M. Naigeon ne sont pas des maroufles. J'ai dans ma
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bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche.
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--Comme vous-même, monsieur le comte, interrompit l'évêque.
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Le sénateur poursuivit:
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--Je hais Diderot; c'est un idéologue, un déclamateur et un
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révolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire.
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Voltaire s'est moqué de Needham, et il a eu tort; car les anguilles de
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Needham prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une
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cuillerée de pâte de farine supplée le _fiat lux_. Supposez la goutte
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plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. L'homme,
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c'est l'anguille. Alors à quoi bon le Père éternel? Monsieur l'évêque,
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l'hypothèse Jéhovah me fatigue. Elle n'est bonne qu'à produire des gens
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maigres qui songent creux. À bas ce grand Tout qui me tracasse! Vive
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Zéro qui me laisse tranquille! De vous à moi, et pour vider mon sac, et
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pour me confesser à mon pasteur comme il convient, je vous avoue que
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j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jésus qui prêche à tout
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bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil d'avare à des
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gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! à quoi? Je ne vois pas qu'un
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loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature.
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Nous sommes au sommet; ayons la philosophie supérieure. Que sert d'être
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en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres?
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Vivons gaîment. La vie, c'est tout. Que l'homme ait un autre avenir,
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ailleurs, là-haut, là-bas, quelque part, je n'en crois pas un traître
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mot. Ah! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois
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prendre garde à tout ce que je fais, il faut que je me casse la tête sur
|
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le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le _fas_ et le
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_nefas_. Pourquoi? parce que j'aurai à rendre compte de mes actions.
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Quand? après ma mort. Quel bon rêve! Après ma mort, bien fin qui me
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pincera. Faites donc saisir une poignée de cendre par une main d'ombre.
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Disons le vrai, nous qui sommes des initiés et qui avons levé la jupe
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d'Isis: il n'y a ni bien, ni mal; il y a de la végétation. Cherchons le
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réel. Creusons tout à fait. Allons au fond, que diable! Il faut flairer
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la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des
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joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carré par
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la base, moi. Monsieur l'évêque, l'immortalité de l'homme est un
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écoute-s'il-pleut. Oh! la charmante promesse! Fiez-vous-y. Le bon billet
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qu'a Adam! On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux
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omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les
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bienheureux iront d'un astre à l'autre? Soit. On sera les sauterelles
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des étoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces
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paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le
|
|
_Moniteur_, parbleu! mais je le chuchote entre amis. _Inter pocula_.
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Sacrifier la terre au paradis, c'est lâcher la proie pour l'ombre. Être
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dupe de l'infini! pas si bête. Je suis néant. Je m'appelle monsieur le
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comte Néant, sénateur. Étais-je avant ma naissance? Non. Serai-je après
|
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ma mort? Non. Que suis-je? un peu de poussière agrégée par un organisme.
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Qu'ai-je à faire sur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Où
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me mènera la souffrance? Au néant. Mais j'aurai souffert. Où me mènera
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la jouissance? Au néant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut
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être mangeant ou mangé. Je mange. Mieux vaut être la dent que l'herbe.
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Telle est ma sagesse. Après quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur
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est là, le Panthéon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou.
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Fin. _Finis_. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de
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l'évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait là
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quelqu'un qui ait quelque chose à me dire, je ris d'y songer. Invention
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de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes.
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Non, notre lendemain est de la nuit. Derrière la tombe, il n'y a plus
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que des néants égaux. Vous avez été Sardanapale, vous avez été Vincent
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de Paul, cela fait le même rien. Voilà le vrai. Donc vivez, par-dessus
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tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vérité, je vous le
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dis, monsieur l'évêque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je
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ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Après ça, il faut bien
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quelque chose à ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit,
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aux misérables. On leur donne à gober les légendes, les chimères, l'âme,
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l'immortalité, le paradis, les étoiles. Ils mâchent cela. Ils le mettent
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sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon Dieu. C'est bien le moins. Je
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n'y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon
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Dieu est bon pour le peuple.
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L'évêque battit des mains.
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--Voilà parler! s'écria-t-il. L'excellente chose, et vraiment
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merveilleuse, que ce matérialisme-là! Ne l'a pas qui veut. Ah! quand on
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l'a, on n'est plus dupe; on ne se laisse pas bêtement exiler comme
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Caton, ni lapider comme Étienne, ni brûler vif comme Jeanne d'Arc. Ceux
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qui ont réussi à se procurer ce matérialisme admirable ont la joie de se
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sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent dévorer tout, sans
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inquiétude, les places, les sinécures, les dignités, le pouvoir bien ou
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mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les
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savoureuses capitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la
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tombe, leur digestion faite. Comme c'est agréable! Je ne dis pas cela
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pour vous, monsieur le sénateur. Cependant il m'est impossible de ne
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point vous féliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le
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dites, une philosophie à vous et pour vous, exquise, raffinée,
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accessible aux riches seuls, bonne à toutes les sauces, assaisonnant
|
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admirablement les voluptés de la vie. Cette philosophie est prise dans
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les profondeurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Mais vous êtes
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bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu
|
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soit la philosophie du peuple, à peu près comme l'oie aux marrons est la
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dinde aux truffes du pauvre.
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Chapitre IX
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Le frère raconté par la soeur
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Pour donner une idée du ménage intérieur de M. l'évêque de Digne et de
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la façon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions,
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leurs pensées, même leurs instincts de femmes aisément effrayées, aux
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habitudes et aux intentions de l'évêque, sans qu'il eût même à prendre
|
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la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de
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transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine à madame la
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vicomtesse de Boischevron, son amie d'enfance. Cette lettre est entre
|
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nos mains.
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«Digne, 16 décembre 18....
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«Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de
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vous. C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus.
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Figurez-vous qu'en lavant et époussetant les plafonds et les murs,
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|
madame Magloire a fait des découvertes; maintenant nos deux chambres
|
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tapissées de vieux papier blanchi à la chaux ne dépareraient pas un
|
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château dans le genre du vôtre. Madame Magloire a déchiré tout le
|
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papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, où il n'y a pas de
|
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meubles, et dont nous nous servons pour étendre le linge après les
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lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrés, un plafond
|
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peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'était
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recouvert d'une toile, du temps que c'était l'hôpital. Enfin des
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boiseries du temps de nos grand'mères. Mais c'est ma chambre qu'il faut
|
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voir. Madame Magloire a découvert, sous au moins dix papiers collés
|
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dessus, des peintures, sans être bonnes, qui peuvent se supporter. C'est
|
|
Télémaque reçu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins.
|
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Le nom m'échappe. Enfin où les dames romaines se rendaient une seule
|
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nuit. Que vous dirai-je? j'ai des romains, des romaines (_ici un mot
|
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illisible_), et toute la suite. Madame Magloire a débarbouillé tout
|
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cela, et cet été elle va réparer quelques petites avaries, revenir le
|
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tout, et ma chambre sera un vrai musée. Elle a trouvé aussi dans un coin
|
|
du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux écus
|
|
de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux
|
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pauvres; d'ailleurs c'est fort laid, et j'aimerais mieux une table ronde
|
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en acajou.
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«Je suis toujours bien heureuse. Mon frère est si bon. Il donne tout ce
|
|
qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes très gênés. Le pays
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est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui
|
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manquent. Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce
|
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sont de grandes douceurs.
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«Mon frère a ses habitudes à lui. Quand il cause, il dit qu'un évêque
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doit être ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n'est jamais
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fermée. Entre qui veut, et l'on est tout de suite chez mon frère. Il ne
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craint rien, même la nuit. C'est là sa bravoure à lui, comme il dit.
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«Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne.
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|
Il s'expose à tous les dangers, et il ne veut même pas que nous ayons
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l'air de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre.
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«Il sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage en hiver. Il n'a
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|
pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres.
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«L'an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. Il n'a pas
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voulu nous emmener. Il est resté quinze jours absent. À son retour, il
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n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit:
|
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"Voilà comme on m'a volé!" Et il a ouvert une malle pleine de tous les
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bijoux de la cathédrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnés.
|
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«Cette fois-là, en revenant, comme j'étais allée à sa rencontre à deux
|
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lieues avec d'autres de ses amis, je n'ai pu m'empêcher de le gronder un
|
|
peu, en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du
|
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bruit, afin que personne autre ne pût entendre.
|
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«Dans les premiers temps, je me disais: il n'y a pas de dangers qui
|
|
l'arrêtent, il est terrible. À présent j'ai fini par m'y accoutumer. Je
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fais signe à madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se
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risque comme il veut. Moi j'emmène madame Magloire, je rentre dans ma
|
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chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que
|
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je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en
|
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irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. Madame Magloire a eu
|
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plus de peine que moi à s'habituer à ce qu'elle appelait ses
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imprudences. Mais à présent le pli est pris. Nous prions toutes les
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deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable
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entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Après tout, que
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craignons-nous dans cette maison? Il y a toujours quelqu'un avec nous,
|
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qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu
|
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l'habite.
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«Voilà qui me suffit. Mon frère n'a plus même besoin de me dire un mot
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maintenant. Je le comprends sans qu'il parle, et nous nous abandonnons à
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la Providence.
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«Voilà comme il faut être avec un homme qui a du grand dans l'esprit.
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«J'ai questionné mon frère pour le renseignement que vous me demandez
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sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des
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souvenirs, car il est toujours très bon royaliste. C'est de vrai une
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très ancienne famille normande de la généralité de Caen. Il y a cinq
|
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cents ans d'un Raoul de Faux, d'un Jean de Faux et d'un Thomas de Faux,
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qui étaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier
|
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était Guy-Étienne-Alexandre, et était maître de camp, et quelque chose
|
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dans les chevaux-légers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a épousé
|
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Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France,
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colonel des gardes françaises et lieutenant général des armées. On écrit
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Faux, Fauq et Faoucq.
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«Bonne madame, recommandez-nous aux prières de votre saint parent, M. le
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cardinal. Quant à votre chère Sylvanie, elle a bien fait de ne pas
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prendre les courts instants qu'elle passe près de vous pour m'écrire.
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Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m'aime toujours. C'est
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|
tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrivé. Je m'en trouve
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heureuse. Ma santé n'est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous
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les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous
|
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quitter. Mille bonnes choses.
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«Baptistine.
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«P. S. Madame votre belle-soeur est toujours ici avec sa jeune famille.
|
|
Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous qu'il a cinq ans bientôt!
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|
Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouillères, et
|
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il disait: "Qu'est-ce qu'il a donc aux genoux?" Il est si gentil, cet
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|
enfant! Son petit frère traîne un vieux balai dans l'appartement comme
|
|
une voiture, et dit: "Hu!"
|
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|
»Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier
|
|
aux façons d'être de l'évêque avec ce génie particulier de la femme qui
|
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comprend l'homme mieux que l'homme ne se comprend. L'évêque de Digne,
|
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sous cet air doux et candide qui ne se démentait jamais, faisait parfois
|
|
des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paraître même s'en
|
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douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire.
|
|
Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant; jamais
|
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pendant ni après. Jamais on ne le troublait, ne fût-ce que par un signe,
|
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dans une action commencée. À de certains moments, sans qu'il eût besoin
|
|
de le dire, lorsqu'il n'en avait peut-être pas lui-même conscience, tant
|
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sa simplicité était parfaite, elles sentaient vaguement qu'il agissait
|
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comme évêque; alors elles n'étaient plus que deux ombres dans la maison.
|
|
Elles le servaient passivement, et, si c'était obéir que de disparaître,
|
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elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable délicatesse
|
|
d'instinct, que certaines sollicitudes peuvent gêner. Aussi, même le
|
|
croyant en péril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pensée, mais sa
|
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nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient à
|
|
Dieu.
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|
D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de
|
|
son frère serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle
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le savait.
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|
Chapitre X
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L'évêque en présence d'une lumière inconnue
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À une époque un peu postérieure à la date de la lettre citée dans les
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pages précédentes, il fit une chose, à en croire toute la ville, plus
|
|
risquée encore que sa promenade à travers les montagnes des bandits. Il
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|
y avait près de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire.
|
|
Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien
|
|
conventionnel. Il se nommait G.
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|
On parlait du conventionnel G. dans le petit monde de Digne avec une
|
|
sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait
|
|
du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait: citoyen. Cet homme était à
|
|
peu près un monstre. Il n'avait pas voté la mort du roi, mais presque.
|
|
C'était un quasi-régicide. Il avait été terrible. Comment, au retour des
|
|
princes légitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-là devant une cour
|
|
prévôtale? On ne lui eût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de
|
|
la clémence, soit; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin!
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|
etc., etc. C'était un athée d'ailleurs, comme tous ces
|
|
gens-là.--Commérages des oies sur le vautour.
|
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|
|
Était-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce
|
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qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas voté la mort du
|
|
roi, il n'avait pas été compris dans les décrets d'exil et avait pu
|
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rester en France.
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|
|
Il habitait, à trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau,
|
|
loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon très
|
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sauvage. Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un
|
|
repaire. Pas de voisins; pas même de passants. Depuis qu'il demeurait
|
|
dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe.
|
|
On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. Pourtant
|
|
l'évêque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon à l'endroit
|
|
où un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il
|
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disait:
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--Il y a là une âme qui est seule.
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Et au fond de sa pensée il ajoutait: «Je lui dois ma visite.»
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Mais, avouons-le, cette idée, au premier abord naturelle, lui
|
|
apparaissait, après un moment de réflexion, comme étrange et impossible,
|
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et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression
|
|
générale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendît
|
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clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontière de la haine
|
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et qu'exprime si bien le mot éloignement.
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Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non.
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Mais quelle brebis!
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Le bon évêque était perplexe. Quelquefois il allait de ce côté-là, puis
|
|
il revenait. Un jour enfin le bruit se répandit dans la ville qu'une
|
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façon de jeune pâtre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge était
|
|
venu chercher un médecin; que le vieux scélérat se mourait, que la
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paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit.
|
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--Dieu merci! ajoutaient quelques-uns.
|
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|
L'évêque prit son bâton, mit son pardessus à cause de sa soutane un peu
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trop usée, comme nous l'avons dit, et aussi à cause du vent du soir qui
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ne devait pas tarder à souffler, et partit.
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Le soleil déclinait et touchait presque à l'horizon, quand l'évêque
|
|
arriva à l'endroit excommunié. Il reconnut avec un certain battement de
|
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coeur qu'il était près de la tanière. Il enjamba un fossé, franchit une
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haie, leva un échalier, entra dans un courtil délabré, fit quelques pas
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assez hardiment, et tout à coup, au fond de la friche, derrière une
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haute broussaille, il aperçut la caverne.
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C'était une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une
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treille clouée à la façade.
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Devant la porte, dans une vieille chaise à roulettes, fauteuil du
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paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil.
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Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit
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pâtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait.
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Pendant que l'évêque regardait, le vieillard éleva la voix:
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--Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien.
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Et son sourire quitta le soleil pour s'arrêter sur l'enfant.
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L'évêque s'avança. Au bruit qu'il fit en marchant, le vieux homme assis
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tourna la tête, et son visage exprima toute la quantité de surprise
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qu'on peut avoir après une longue vie.
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--Depuis que je suis ici, dit-il, voilà la première fois qu'on entre
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chez moi. Qui êtes-vous, monsieur?
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L'évêque répondit:
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--Je me nomme Bienvenu Myriel.
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--Bienvenu Myriel! j'ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c'est vous
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que le peuple appelle monseigneur Bienvenu?
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--C'est moi.
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Le vieillard reprit avec un demi-sourire:
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--En ce cas, vous êtes mon évêque?
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--Un peu.
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--Entrez, monsieur.
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Le conventionnel tendit la main à l'évêque, mais l'évêque ne la prit
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pas. L'évêque se borna à dire:
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--Je suis satisfait de voir qu'on m'avait trompé. Vous ne me semblez,
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certes, pas malade.
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--Monsieur, répondit le vieillard, je vais guérir.
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Il fit une pause et dit:
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--Je mourrai dans trois heures.
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Puis il reprit:
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--Je suis un peu médecin; je sais de quelle façon la dernière heure
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vient. Hier, je n'avais que les pieds froids; aujourd'hui, le froid a
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gagné les genoux; maintenant je le sens qui monte jusqu'à la ceinture;
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quand il sera au coeur, je m'arrêterai. Le soleil est beau, n'est-ce
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pas? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup d'oeil sur
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les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites
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bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce
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moment-là ait des témoins. On a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'à
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l'aube. Mais je sais que j'en ai à peine pour trois heures. Il fera
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nuit. Au fait, qu'importe! Finir est une affaire simple. On n'a pas
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besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai à la belle étoile.
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Le vieillard se tourna vers le pâtre.
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--Toi, va te coucher. Tu as veillé l'autre nuit. Tu es fatigué.
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L'enfant rentra dans la cabane.
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Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant à lui-même:
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--Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon
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voisinage.
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L'évêque n'était pas ému comme il semble qu'il aurait pu l'être. Il ne
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croyait pas sentir Dieu dans cette façon de mourir. Disons tout, car les
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petites contradictions des grands coeurs veulent être indiquées comme le
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reste, lui qui, dans l'occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il
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était quelque peu choqué de ne pas être appelé monseigneur, et il était
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presque tenté de répliquer: citoyen. Il lui vint une velléité de
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familiarité bourrue, assez ordinaire aux médecins et aux prêtres, mais
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qui ne lui était pas habituelle, à lui. Cet homme, après tout, ce
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conventionnel, ce représentant du peuple, avait été un puissant de la
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terre; pour la première fois de sa vie peut-être, l'évêque se sentit en
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humeur de sévérité.
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Le conventionnel cependant le considérait avec une cordialité modeste,
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où l'on eût pu démêler l'humilité qui sied quand on est si près de sa
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mise en poussière.
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L'évêque, de son côté, quoiqu'il se gardât ordinairement de la
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curiosité, laquelle, selon lui, était contiguë à l'offense, ne pouvait
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s'empêcher d'examiner le conventionnel avec une attention qui, n'ayant
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pas sa source dans la sympathie, lui eût été probablement reprochée par
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sa conscience vis-à-vis de tout autre homme. Un conventionnel lui
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faisait un peu l'effet d'être hors la loi, même hors la loi de charité.
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G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, était un de ces
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grands octogénaires qui font l'étonnement du physiologiste. La
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révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l'époque. On
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sentait dans ce vieillard l'homme à l'épreuve. Si près de sa fin, il
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avait conservé tous les gestes de la santé. Il y avait dans son coup
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d'oeil clair, dans son accent ferme, dans son robuste mouvement
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d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azraël, l'ange mahométan du
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sépulcre, eût rebroussé chemin et eût cru se tromper de porte. G.
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semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la liberté
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dans son agonie. Les jambes seulement étaient immobiles. Les ténèbres le
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tenaient par là. Les pieds étaient morts et froids, et la tête vivait de
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toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumière. G., en ce
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grave moment, ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut,
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marbre par en bas.
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Une pierre était là. L'évêque s'y assit. L'exorde fut _ex abrupto_.
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--Je vous félicite, dit-il du ton dont on réprimande. Vous n'avez
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toujours pas voté la mort du roi.
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Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer caché dans
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ce mot: toujours. Il répondit. Tout sourire avait disparu de sa face.
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--Ne me félicitez pas trop, monsieur; j'ai voté la fin du tyran.
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C'était l'accent austère en présence de l'accent sévère.
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--Que voulez-vous dire? reprit l'évêque.
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--Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai voté la fin de
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ce tyran-là. Ce tyran-là a engendré la royauté qui est l'autorité prise
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dans le faux, tandis que la science est l'autorité prise dans le vrai.
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L'homme ne doit être gouverné que par la science.
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--Et la conscience, ajouta l'évêque.
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--C'est la même chose. La conscience, c'est la quantité de science innée
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que nous avons en nous.
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Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné, ce langage très nouveau
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pour lui. Le conventionnel poursuivit:
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--Quant à Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer
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un homme; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai voté la
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fin du tyran. C'est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la
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fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En
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votant la république, j'ai voté cela. J'ai voté la fraternité, la
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concorde, l'aurore! J'ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs.
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Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. Nous
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avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase
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des misères, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne
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de joie.
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--Joie mêlée, dit l'évêque.
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--Vous pourriez dire joie troublée, et aujourd'hui, après ce fatal
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retour du passé qu'on nomme 1814, joie disparue. Hélas, l'oeuvre a été
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incomplète, j'en conviens; nous avons démoli l'ancien régime dans les
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faits, nous n'avons pu entièrement le supprimer dans les idées. Détruire
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les abus, cela ne suffit pas; il faut modifier les moeurs. Le moulin n'y
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est plus, le vent y est encore.
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--Vous avez démoli. Démolir peut être utile; mais je me défie d'une
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démolition compliquée de colère.
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--Le droit a sa colère, monsieur l'évêque, et la colère du droit est un
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élément du progrès. N'importe, et quoi qu'on en dise, la révolution
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française est le plus puissant pas du genre humain depuis l'avènement du
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Christ. Incomplète, soit; mais sublime. Elle a dégagé toutes les
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inconnues sociales. Elle a adouci les esprits; elle a calmé, apaisé,
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éclairé; elle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. Elle
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a été bonne. La révolution française, c'est le sacre de l'humanité.
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L'évêque ne put s'empêcher de murmurer:
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--Oui? 93!
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Le conventionnel se dressa sur sa chaise avec une solennité presque
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lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écria:
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--Ah! vous y voilà! 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage s'est formé
|
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pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous
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faites le procès au coup de tonnerre.
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L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui
|
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était atteint. Pourtant il fit bonne contenance. Il répondit:
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--Le juge parle au nom de la justice; le prêtre parle au nom de la
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|
pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée. Un coup de
|
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tonnerre ne doit pas se tromper.
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|
Et il ajouta en regardant fixement le conventionnel.
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--Louis XVII?
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Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque:
|
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--Louis XVII! Voyons, sur qui pleurez-vous? Est-ce sur l'enfant
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innocent? alors, soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal?
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|
je demande à réfléchir. Pour moi, le frère de Cartouche, enfant
|
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innocent, pendu sous les aisselles en place de Grève jusqu'à ce que mort
|
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s'ensuive, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche, n'est
|
|
pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant innocent,
|
|
martyrisé dans la tour du Temple pour le seul crime d'avoir été le
|
|
petit-fils de Louis XV.
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--Monsieur, dit l'évêque, je n'aime pas ces rapprochements de noms.
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--Cartouche? Louis XV? pour lequel des deux réclamez-vous?
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|
Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être venu,
|
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et pourtant il se sentait vaguement et étrangement ébranlé.
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Le conventionnel reprit:
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--Ah! monsieur le prêtre, vous n'aimez pas les crudités du vrai. Christ
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|
les aimait, lui. Il prenait une verge et il époussetait le temple. Son
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|
fouet plein d'éclairs était un rude diseur de vérités. Quand il
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s'écriait: _Sinite parvulos_..., il ne distinguait pas entre les petits
|
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enfants. Il ne se fût pas gêné de rapprocher le dauphin de Barabbas du
|
|
dauphin d'Hérode. Monsieur, l'innocence est sa couronne à elle-même.
|
|
L'innocence n'a que faire d'être altesse. Elle est aussi auguste
|
|
déguenillée que fleurdelysée.
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--C'est vrai, dit l'évêque à voix basse.
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--J'insiste, continua le conventionnel G. Vous m'avez nommé Louis XVII.
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|
Entendons-nous. Pleurons-nous sur tous les innocents, sur tous les
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|
martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en
|
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haut? J'en suis. Mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus
|
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haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos larmes.
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|
Je pleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vous
|
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pleuriez avec moi sur les petits du peuple.
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--Je pleure sur tous, dit l'évêque.
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--Également! s'écria G., et si la balance doit pencher, que ce soit du
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|
côté du peuple. Il y a plus longtemps qu'il souffre.
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|
Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. Il se
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|
souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index replié un peu de
|
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sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on juge,
|
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et interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les énergies de
|
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l'agonie. Ce fut presque une explosion.
|
|
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--Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre. Et puis, tenez,
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|
ce n'est pas tout cela, que venez-vous me questionner et me parler de
|
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Louis XVII? Je ne vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce
|
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pays, j'ai vécu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors,
|
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ne vient personne que cet enfant qui m'aide. Votre nom est, il est vrai,
|
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arrivé confusément jusqu'à moi, et, je dois le dire, pas très mal
|
|
prononcé; mais cela ne signifie rien; les gens habiles ont tant de
|
|
manières d'en faire accroire à ce brave bonhomme de peuple. À propos, je
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n'ai pas entendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans doute
|
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laissée derrière le taillis, là-bas, à l'embranchement de la route. Je
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ne vous connais pas, vous dis-je. Vous m'avez dit que vous étiez
|
|
l'évêque, mais cela ne me renseigne point sur votre personne morale. En
|
|
somme, je vous répète ma question. Qui êtes-vous? Vous êtes un évêque,
|
|
c'est-à-dire un prince de l'église, un de ces hommes dorés, armoriés,
|
|
rentés, qui ont de grosses prébendes--l'évêché de Digne, quinze mille
|
|
francs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq mille
|
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francs--, qui ont des cuisines, qui ont des livrées, qui font bonne
|
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chère, qui mangent des poules d'eau le vendredi, qui se pavanent,
|
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laquais devant, laquais derrière, en berline de gala, et qui ont des
|
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palais, et qui roulent carrosse au nom de Jésus-Christ qui allait pieds
|
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nus! Vous êtes un prélat; rentes, palais, chevaux, valets, bonne table,
|
|
toutes les sensualités de la vie, vous avez cela comme les autres, et
|
|
comme les autres vous en jouissez, c'est bien, mais cela en dit trop ou
|
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pas assez; cela ne m'éclaire pas sur votre valeur intrinsèque et
|
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essentielle, à vous qui venez avec la prétention probable de m'apporter
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de la sagesse. À qui est-ce que je parle? Qui êtes-vous?
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L'évêque baissa la tête et répondit:
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--_Vermis sum_.
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--Un ver de terre en carrosse! grommela le conventionnel.
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C'était le tour du conventionnel d'être hautain, et de l'évêque d'être
|
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humble.
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L'évêque reprit avec douceur.
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--Monsieur, soit. Mais expliquez-moi en quoi mon carrosse, qui est là à
|
|
deux pas derrière les arbres, en quoi ma bonne table et les poules d'eau
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|
que je mange le vendredi, en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes,
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en quoi mon palais et mes laquais prouvent que la pitié n'est pas une
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vertu, que la clémence n'est pas un devoir, et que 93 n'a pas été
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inexorable.
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Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en écarter un
|
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nuage.
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--Avant de vous répondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. Je viens
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d'avoir un tort, monsieur. Vous êtes chez moi, vous êtes mon hôte. Je
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|
vous dois courtoisie. Vous discutez mes idées, il sied que je me borne à
|
|
combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des
|
|
avantages que j'ai contre vous dans le débat, mais il est de bon goût de
|
|
ne pas m'en servir. Je vous promets de ne plus en user.
|
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|
--Je vous remercie, dit l'évêque.
|
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|
G. reprit:
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|
--Revenons à l'explication que vous me demandiez. Où en étions-nous? Que
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me disiez-vous? que 93 a été inexorable?
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--Inexorable, oui, dit l'évêque. Que pensez-vous de Marat battant des
|
|
mains à la guillotine?
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|
--Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les dragonnades?
|
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|
La réponse était dure, mais elle allait au but avec la rigidité d'une
|
|
pointe d'acier. L'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune riposte,
|
|
mais il était froissé de cette façon de nommer Bossuet. Les meilleurs
|
|
esprits ont leurs fétiches, et parfois se sentent vaguement meurtris des
|
|
manques de respect de la logique.
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|
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|
Le conventionnel commençait à haleter; l'asthme de l'agonie, qui se mêle
|
|
aux derniers souffles, lui entrecoupait la voix; cependant il avait
|
|
encore une parfaite lucidité d'âme dans les yeux. Il continua:
|
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|
|
--Disons encore quelques mots çà et là, je veux bien. En dehors de la
|
|
révolution qui, prise dans son ensemble, est une immense affirmation
|
|
humaine, 93, hélas! est une réplique. Vous le trouvez inexorable, mais
|
|
toute la monarchie, monsieur? Carrier est un bandit; mais quel nom
|
|
donnez-vous à Montrevel? Fouquier-Tinville est un gueux, mais quel est
|
|
votre avis sur Lamoignon-Bâville? Maillard est affreux, mais
|
|
Saulx-Tavannes, s'il vous plaît? Le père Duchêne est féroce, mais quelle
|
|
épithète m'accorderez-vous pour le père Letellier? Jourdan-Coupe-Tête
|
|
est un monstre, mais moindre que M. le marquis de Louvois. Monsieur,
|
|
monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine, mais je
|
|
plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en 1685, sous Louis le
|
|
Grand, monsieur, allaitant son enfant, fut liée, nue jusqu'à la
|
|
ceinture, à un poteau, l'enfant tenu à distance; le sein se gonflait de
|
|
lait et le coeur d'angoisse. Le petit, affamé et pâle, voyait ce sein,
|
|
agonisait et criait, et le bourreau disait à la femme, mère et nourrice:
|
|
«Abjure!» lui donnant à choisir entre la mort de son enfant et la mort
|
|
de sa conscience. Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à
|
|
une mère? Monsieur, retenez bien ceci: la révolution française a eu ses
|
|
raisons. Sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le
|
|
monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse
|
|
pour le genre humain. J'abrège. Je m'arrête, j'ai trop beau jeu.
|
|
D'ailleurs je me meurs.
|
|
|
|
Et, cessant de regarder l'évêque, le conventionnel acheva sa pensée en
|
|
ces quelques mots tranquilles:
|
|
|
|
--Oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand elles
|
|
sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été rudoyé, mais
|
|
qu'il a marché.
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|
|
|
Le conventionnel ne se doutait pas qu'il venait d'emporter
|
|
successivement l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de
|
|
l'évêque. Il en restait un pourtant, et de ce retranchement, suprême
|
|
ressource de la résistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette parole
|
|
où reparut presque toute la rudesse du commencement:
|
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|
|
--Le progrès doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur
|
|
impie. C'est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est
|
|
athée.
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|
Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. Il eut un tremblement.
|
|
Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand
|
|
la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il
|
|
dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l'oeil perdu dans
|
|
les profondeurs:
|
|
|
|
--O toi! ô idéal! toi seul existes!
|
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|
|
L'évêque eut une sorte d'inexprimable commotion. Après un silence, le
|
|
vieillard leva un doigt vers le ciel, et dit:
|
|
|
|
--L'infini est. Il est là. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait
|
|
sa borne; il ne serait pas infini; en d'autres termes, il ne serait pas.
|
|
Or il est. Donc il a un moi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu.
|
|
|
|
Le mourant avait prononcé ces dernières paroles d'une voix haute et avec
|
|
le frémissement de l'extase, comme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut
|
|
parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait épuisé. Il était évident
|
|
qu'il venait de vivre en une minute les quelques heures qui lui
|
|
restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait approché de celui qui est
|
|
dans la mort. L'instant suprême arrivait.
|
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|
L'évêque le comprit, le moment pressait, c'était comme prêtre qu'il
|
|
était venu; de l'extrême froideur, il était passé par degrés à l'émotion
|
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extrême; il regarda ces yeux fermés, il prit cette vieille main ridée et
|
|
glacée, et se pencha vers le moribond:
|
|
|
|
--Cette heure est celle de Dieu. Ne trouvez-vous pas qu'il serait
|
|
regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?
|
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Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravité où il y avait de l'ombre
|
|
s'empreignit sur son visage.
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--Monsieur l'évêque, dit-il, avec une lenteur qui venait peut-être plus
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encore de la dignité de l'âme que de la défaillance des forces, j'ai
|
|
passé ma vie dans la méditation, l'étude et la contemplation. J'avais
|
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soixante ans quand mon pays m'a appelé, et m'a ordonné de me mêler de
|
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ses affaires. J'ai obéi. Il y avait des abus, je les ai combattus; il y
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avait des tyrannies, je les ai détruites; il y avait des droits et des
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principes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire était envahi,
|
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je l'ai défendu; la France était menacée, j'ai offert ma poitrine. Je
|
|
n'étais pas riche; je suis pauvre. J'ai été l'un des maîtres de l'État,
|
|
les caves du Trésor étaient encombrées d'espèces au point qu'on était
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forcé d'étançonner les murs, prêts à se fendre sous le poids de l'or et
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de l'argent, je dînais rue de l'Arbre-Sec à vingt-deux sous par tête.
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J'ai secouru les opprimés, j'ai soulagé les souffrants. J'ai déchiré la
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nappe de l'autel, c'est vrai; mais c'était pour panser les blessures de
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la patrie. J'ai toujours soutenu la marche en avant du genre humain vers
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la lumière, et j'ai résisté quelquefois au progrès sans pitié. J'ai,
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dans l'occasion, protégé mes propres adversaires, vous autres. Et il y a
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à Peteghem en Flandre, à l'endroit même où les rois mérovingiens avaient
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leur palais d'été, un couvent d'urbanistes, l'abbaye de Sainte-Claire en
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Beaulieu, que j'ai sauvé en 1793. J'ai fait mon devoir selon mes forces,
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et le bien que j'ai pu. Après quoi j'ai été chassé, traqué, poursuivi,
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persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit. Depuis bien des
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années déjà, avec mes cheveux blancs, je sens que beaucoup de gens se
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croient sur moi le droit de mépris, j'ai pour la pauvre foule ignorante
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visage de damné, et j'accepte, ne haïssant personne, l'isolement de la
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haine. Maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans; je vais mourir. Qu'est-ce
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que vous venez me demander?
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--Votre bénédiction, dit l'évêque.
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Et il s'agenouilla.
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Quand l'évêque releva la tête, la face du conventionnel était devenue
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auguste. Il venait d'expirer.
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L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles
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pensées. Il passa toute la nuit en prière. Le lendemain, quelques braves
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curieux essayèrent de lui parler du conventionnel G.; il se borna à
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montrer le ciel. À partir de ce moment, il redoubla de tendresse et de
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fraternité pour les petits et les souffrants.
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Toute allusion à ce «vieux scélérat de G.» le faisait tomber dans une
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préoccupation singulière. Personne ne pourrait dire que le passage de
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cet esprit devant le sien et le reflet de cette grande conscience sur la
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sienne ne fût pas pour quelque chose dans son approche de la perfection.
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Cette «visite pastorale» fut naturellement une occasion de bourdonnement
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pour les petites coteries locales:
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--Était-ce la place d'un évêque que le chevet d'un tel mourant? Il n'y
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avait évidemment pas de conversion à attendre. Tous ces révolutionnaires
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sont relaps. Alors pourquoi y aller? Qu'a-t-il été regarder là? Il
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fallait donc qu'il fût bien curieux d'un emportement d'âme par le
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diable.
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Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit
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spirituelle, lui adressa cette saillie:
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--Monseigneur, on demande quand Votre Grandeur aura le bonnet rouge.
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--Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement que
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ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.
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Chapitre XI
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Une restriction
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On risquerait fort de se tromper si l'on concluait de là que monseigneur
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Bienvenu fût «un évêque philosophe» ou «un curé patriote». Sa rencontre,
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ce qu'on pourrait presque appeler sa conjonction avec le conventionnel
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G., lui laissa une sorte d'étonnement qui le rendit plus doux encore.
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Voilà tout.
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Quoique monseigneur Bienvenu n'ait été rien moins qu'un homme politique,
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c'est peut-être ici le lieu d'indiquer, très brièvement, quelle fut son
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attitude dans les événements d'alors, en supposant que monseigneur
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Bienvenu ait jamais songé à avoir une attitude. Remontons donc en
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arrière de quelques années.
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Quelque temps après l'élévation de M. Myriel à l'épiscopat, l'empereur
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l'avait fait baron de l'empire, en même temps que plusieurs autres
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évêques. L'arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du
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5 au 6 juillet 1809; à cette occasion, M. Myriel fut appelé par Napoléon
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au synode des évêques de France et d'Italie convoqué à Paris. Ce synode
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se tint à Notre-Dame et s'assembla pour la première fois le 15 juin 1811
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sous la présidence de M. le cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre des
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quatre-vingt-quinze évêques qui s'y rendirent. Mais il n'assista qu'à
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une séance et à trois ou quatre conférences particulières. Évêque d'un
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diocèse montagnard, vivant si près de la nature, dans la rusticité et le
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dénuement, il paraît qu'il apportait parmi ces personnages éminents des
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idées qui changeaient la température de l'assemblée. Il revint bien vite
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à Digne. On le questionna sur ce prompt retour, il répondit:
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--Je les gênais. L'air du dehors leur venait par moi. Je leur faisais
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l'effet d'une porte ouverte.
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Une autre fois il dit:
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--Que voulez-vous? ces messeigneurs-là sont des princes. Moi, je ne suis
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qu'un pauvre évêque paysan.
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Le fait est qu'il avait déplu. Entre autres choses étranges, il lui
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serait échappé de dire, un soir qu'il se trouvait chez un de ses
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collègues les plus qualifiés:
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--Les belles pendules! les beaux tapis! les belles livrées! Ce doit être
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bien importun! Oh! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-là à me
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crier sans cesse aux oreilles: Il y a des gens qui ont faim! il y a des
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gens qui ont froid! il y a des pauvres! il y a des pauvres!
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Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la
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haine du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant,
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chez les gens d'église, en dehors de la représentation et des
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cérémonies, le luxe est un tort. Il semble révéler des habitudes peu
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réellement charitables. Un prêtre opulent est un contre-sens. Le prêtre
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doit se tenir près des pauvres. Or peut-on toucher sans cesse, et nuit
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et jour, à toutes les détresses, à toutes les infortunes, à toutes les
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indigences, sans avoir soi-même sur soi un peu de cette sainte misère,
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comme la poussière du travail? Se figure-t-on un homme qui est près d'un
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brasier, et qui n'a pas chaud? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille
|
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sans cesse à une fournaise, et qui n'a ni un cheveu brûlé, ni un ongle
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noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage? La
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première preuve de la charité chez le prêtre, chez l'évêque surtout,
|
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c'est la pauvreté. C'était là sans doute ce que pensait M. l'évêque de
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Digne.
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Il ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partageait sur certains
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points délicats ce que nous appellerions «les idées du siècle». Il se
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mêlait peu aux querelles théologiques du moment et se taisait sur les
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questions où sont compromis l'Église et l'État; mais si on l'eût
|
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beaucoup pressé, il paraît qu'on l'eût trouvé plutôt ultramontain que
|
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gallican. Comme nous faisons un portrait et que nous ne voulons rien
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cacher, nous sommes forcé d'ajouter qu'il fut glacial pour Napoléon
|
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déclinant. À partir de 1813, il adhéra ou il applaudit à toutes les
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manifestations hostiles. Il refusa de le voir à son passage au retour de
|
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l'île d'Elbe, et s'abstint d'ordonner dans son diocèse les prières
|
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publiques pour l'empereur pendant les Cent-Jours.
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Outre sa soeur, mademoiselle Baptistine, il avait deux frères: l'un
|
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général, l'autre préfet. Il écrivait assez souvent à tous les deux. Il
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tint quelque temps rigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en
|
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Provence, à l'époque du débarquement de Cannes, le général s'était mis à
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la tête de douze cents hommes et avait poursuivi l'empereur comme
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quelqu'un qui veut le laisser échapper. Sa correspondance resta plus
|
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affectueuse pour l'autre frère, l'ancien préfet, brave et digne homme
|
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qui vivait retiré à Paris, rue Cassette.
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Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son heure d'esprit de parti,
|
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son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa
|
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ce doux et grand esprit occupé des choses éternelles. Certes, un pareil
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homme eût mérité de n'avoir pas d'opinions politiques. Qu'on ne se
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méprenne pas sur notre pensée, nous ne confondons point ce qu'on appelle
|
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«opinions politiques» avec la grande aspiration au progrès, avec la
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sublime foi patriotique, démocratique et humaine, qui, de nos jours,
|
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doit être le fond même de toute intelligence généreuse. Sans approfondir
|
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des questions qui ne touchent qu'indirectement au sujet de ce livre,
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nous disons simplement ceci: Il eût été beau que monseigneur Bienvenu
|
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n'eût pas été royaliste et que son regard ne se fût pas détourné un seul
|
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instant de cette contemplation sereine où l'on voit rayonner
|
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distinctement, au-dessus du va-et-vient orageux des choses humaines, ces
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trois pures lumières, la Vérité, la Justice, la Charité.
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Tout en convenant que ce n'était point pour une fonction politique que
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Dieu avait créé monseigneur Bienvenu, nous eussions compris et admiré la
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protestation au nom du droit et de la liberté, l'opposition fière, la
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|
résistance périlleuse et juste à Napoléon tout-puissant. Mais ce qui
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nous plaît vis-à-vis de ceux qui montent nous plaît moins vis-à-vis de
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ceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant qu'il y a danger; et,
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|
dans tous les cas, les combattants de la première heure ont seuls le
|
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droit d'être les exterminateurs de la dernière. Qui n'a pas été
|
|
accusateur opiniâtre pendant la prospérité doit se taire devant
|
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l'écroulement. Le dénonciateur du succès est le seul légitime justicier
|
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de la chute. Quant à nous, lorsque la Providence s'en mêle et frappe,
|
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nous la laissons faire. 1812 commence à nous désarmer. En 1813, la lâche
|
|
rupture de silence de ce corps législatif taciturne enhardi par les
|
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catastrophes n'avait que de quoi indigner, et c'était un tort
|
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d'applaudir; en 1814, devant ces maréchaux trahissant, devant ce sénat
|
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passant d'une fange à l'autre, insultant après avoir divinisé, devant
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cette idolâtrie lâchant pied et crachant sur l'idole, c'était un devoir
|
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de détourner la tête; en 1815, comme les suprêmes désastres étaient dans
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|
l'air, comme la France avait le frisson de leur approche sinistre, comme
|
|
on pouvait vaguement distinguer Waterloo ouvert devant Napoléon, la
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douloureuse acclamation de l'armée et du peuple au condamné du destin
|
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n'avait rien de risible, et, toute réserve faite sur le despote, un
|
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coeur comme l'évêque de Digne n'eût peut-être pas dû méconnaître ce
|
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qu'avait d'auguste et de touchant, au bord de l'abîme, l'étroit
|
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embrassement d'une grande nation et d'un grand homme.
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À cela près, il était et il fut, en toute chose, juste, vrai, équitable,
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intelligent, humble et digne; bienfaisant, et bienveillant, ce qui est
|
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une autre bienfaisance. C'était un prêtre, un sage, et un homme. Même,
|
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il faut le dire, dans cette opinion politique que nous venons de lui
|
|
reprocher et que nous sommes disposé à juger presque sévèrement, il
|
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était tolérant et facile, peut-être plus que nous qui parlons ici.--Le
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portier de la maison de ville avait été placé là par l'empereur. C'était
|
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un vieux sous-officier de la vieille garde, légionnaire d'Austerlitz,
|
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bonapartiste comme l'aigle. Il échappait dans l'occasion à ce pauvre
|
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diable de ces paroles peu réfléchies que la loi d'alors qualifiait
|
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_propos séditieux_. Depuis que le profil impérial avait disparu de la
|
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légion d'honneur, il ne s'habillait jamais _dans l'ordonnance_, comme il
|
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disait, afin de ne pas être forcé de porter sa croix. Il avait ôté
|
|
lui-même dévotement l'effigie impériale de la croix que Napoléon lui
|
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avait donnée, cela faisait un trou, et il n'avait rien voulu mettre à la
|
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place. «Plutôt mourir, disait-il, que de porter sur mon coeur les trois
|
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crapauds!» Il raillait volontiers tout haut Louis XVIII. «Vieux goutteux
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à guêtres d'anglais!» disait-il, «qu'il s'en aille en Prusse avec son
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salsifis!» Heureux de réunir dans la même imprécation les deux choses
|
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qu'il détestait le plus, la Prusse et l'Angleterre. Il en fit tant qu'il
|
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perdit sa place. Le voilà sans pain sur le pavé avec femme et enfants.
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L'évêque le fit venir, le gronda doucement, et le nomma suisse de la
|
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cathédrale.
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M. Myriel était dans le diocèse le vrai pasteur, l'ami de tous. En neuf
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ans, à force de saintes actions et de douces manières, monseigneur
|
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Bienvenu avait rempli la ville de Digne d'une sorte de vénération tendre
|
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et filiale. Sa conduite même envers Napoléon avait été acceptée et comme
|
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tacitement pardonnée par le peuple, bon troupeau faible, qui adorait son
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empereur, mais qui aimait son évêque.
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Chapitre XII
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Solitude de monseigneur Bienvenu
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Il y a presque toujours autour d'un évêque une escouade de petits abbés
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comme autour d'un général une volée de jeunes officiers. C'est là ce que
|
|
ce charmant saint François de Sales appelle quelque part «les prêtres
|
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blancs-becs». Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux
|
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arrivés. Pas une puissance qui n'ait son entourage; pas une fortune qui
|
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n'ait sa cour. Les chercheurs d'avenir tourbillonnent autour du présent
|
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splendide. Toute métropole a son état-major. Tout évêque un peu influent
|
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a près de lui sa patrouille de chérubins séminaristes, qui fait la ronde
|
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et maintient le bon ordre dans le palais épiscopal, et qui monte la
|
|
garde autour du sourire de monseigneur. Agréer à un évêque, c'est le
|
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pied à l'étrier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son chemin;
|
|
l'apostolat ne dédaigne pas le canonicat.
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De même qu'il y a ailleurs les gros bonnets, il y a dans l'église les
|
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grosses mitres. Ce sont les évêques bien en cour, riches, rentés,
|
|
habiles, acceptés du monde, sachant prier, sans doute, mais sachant
|
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aussi solliciter, peu scrupuleux de faire faire antichambre en leur
|
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personne à tout un diocèse, traits d'union entre la sacristie et la
|
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diplomatie, plutôt abbés que prêtres, plutôt prélats qu'évêques. Heureux
|
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qui les approche! Gens en crédit qu'ils sont, ils font pleuvoir autour
|
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d'eux, sur les empressés et les favorisés, et sur toute cette jeunesse
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qui sait plaire, les grasses paroisses, les prébendes, les
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archidiaconats, les aumôneries et les fonctions cathédrales, en
|
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attendant les dignités épiscopales. En avançant eux-mêmes, ils font
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progresser leurs satellites; c'est tout un système solaire en marche.
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Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospérité s'émiette sur la
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cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocèse au patron,
|
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plus grosse cure au favori. Et puis Rome est là. Un évêque qui sait
|
|
devenir archevêque, un archevêque qui sait devenir cardinal, vous emmène
|
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comme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous avez le pallium, vous
|
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voilà auditeur, vous voilà camérier, vous voilà monsignor, et de la
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Grandeur à Imminence il n'y a qu'un pas, et entre Imminence et la
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Sainteté il n'y a que la fumée d'un scrutin. Toute calotte peut rêver la
|
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tiare. Le prêtre est de nos jours le seul homme qui puisse régulièrement
|
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devenir roi; et quel roi! le roi suprême. Aussi quelle pépinière
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d'aspirations qu'un séminaire! Que d'enfants de choeur rougissants, que
|
|
de jeunes abbés ont sur la tête le pot au lait de Perrette! Comme
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l'ambition s'intitule aisément vocation, qui sait? de bonne foi
|
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peut-être et se trompant elle-même, béate qu'elle est!
|
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Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n'était pas compté
|
|
parmi les grosses mitres. Cela était visible à l'absence complète de
|
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jeunes prêtres autour de lui. On a vu qu'à Paris «il n'avait pas pris».
|
|
Pas un avenir ne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas
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une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. Ses
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chanoines et ses grands vicaires étaient de bons vieux hommes, un peu
|
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peuple comme lui, murés comme lui dans ce diocèse sans issue sur le
|
|
cardinafat, et qui ressemblaient à leur évêque, avec cette différence
|
|
qu'eux étaient finis, et que lui était achevé.
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On sentait si bien l'impossibilité de croître près de monseigneur
|
|
Bienvenu qu'à peine sortis du séminaire, les jeunes gens ordonnés par
|
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lui se faisaient recommander aux archevêques d'Aix ou d'Auch, et s'en
|
|
allaient bien vite. Car enfin, nous le répétons, on veut être poussé. Un
|
|
saint qui vit dans un excès d'abnégation est un voisinage dangereux; il
|
|
pourrait bien vous communiquer par contagion une pauvreté incurable,
|
|
l'ankylose des articulations utiles à l'avancement, et, en somme, plus
|
|
de renoncement que vous n'en voulez; et l'on fuit cette vertu galeuse.
|
|
De là l'isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une société
|
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sombre. Réussir, voilà l'enseignement qui tombe goutte à goutte de la
|
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corruption en surplomb.
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Soit dit en passant, c'est une chose assez hideuse que le succès. Sa
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fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la
|
|
réussite a presque le même profil que la suprématie. Le succès, ce
|
|
ménechme du talent, a une dupe: l'histoire. Juvénal et Tacite seuls en
|
|
bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est
|
|
entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le
|
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service de son antichambre. Réussissez: théorie. Prospérité suppose
|
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Capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe
|
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est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez
|
|
le reste; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six
|
|
exceptions immenses qui font l'éclat d'un siècle, l'admiration
|
|
contemporaine n'est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier
|
|
venu, cela ne gâte rien, pourvu qu'on soit le parvenu. Le vulgaire est
|
|
un vieux Narcisse qui s'adore lui-même et qui applaudit le vulgaire.
|
|
Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante,
|
|
Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d'emblée et par
|
|
acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Qu'un
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|
notaire se transfigure en député, qu'un faux Corneille fasse _Tiridate_,
|
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qu'un eunuque parvienne à posséder un harem, qu'un Prud'homme militaire
|
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gagne par accident la bataille décisive d'une époque, qu'un apothicaire
|
|
invente les semelles de carton pour l'armée de Sambre-et-Meuse et se
|
|
construise, avec ce carton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres
|
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de rente, qu'un porte-balle épouse l'usure et la fasse accoucher de sept
|
|
ou huit millions dont il est le père et dont elle est la mère, qu'un
|
|
prédicateur devienne évêque par le nasillement, qu'un intendant de bonne
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|
maison soit si riche en sortant de service qu'on le fasse ministre des
|
|
finances, les hommes appellent cela Génie, de même qu'ils appellent
|
|
Beauté la figure de Mousqueton et Majesté l'encolure de Claude. Ils
|
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confondent avec les constellations de l'abîme les étoiles que font dans
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la vase molle du bourbier les pattes des canards.
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Chapitre XIII
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Ce qu'il croyait
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Au point de vue de l'orthodoxie, nous n'avons point à sonder M. l'évêque
|
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de Digne. Devant une telle âme, nous ne nous sentons en humeur que de
|
|
respect. La conscience du juste doit être crue sur parole. D'ailleurs,
|
|
de certaines natures étant données, nous admettons le développement
|
|
possible de toutes les beautés de la vertu humaine dans une croyance
|
|
différente de la nôtre.
|
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Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystère-là? Ces secrets du for
|
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intérieur ne sont connus que de la tombe où les âmes entrent nues. Ce
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dont nous sommes certain, c'est que jamais les difficultés de foi ne se
|
|
résolvaient pour lui en hypocrisie. Aucune pourriture n'est possible au
|
|
diamant. Il croyait le plus qu'il pouvait. _Credo in Patrem_,
|
|
s'écriait-il souvent. Puisant d'ailleurs dans les bonnes oeuvres cette
|
|
quantité de satisfaction qui suffit à la conscience, et qui vous dit
|
|
tout bas: «Tu es avec Dieu.»
|
|
|
|
Ce que nous croyons devoir noter, c'est que, en dehors, pour ainsi dire,
|
|
et au-delà de sa foi, l'évêque avait un excès d'amour. C'est par là,
|
|
_quia multum amavit_, qu'il était jugé vulnérable par les «hommes
|
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sérieux», les «personnes graves» et les «gens raisonnables»; locutions
|
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favorites de notre triste monde où l'égoïsme reçoit le mot d'ordre du
|
|
pédantisme. Qu'était-ce que cet excès d'amour? C'était une bienveillance
|
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sereine, débordant les hommes, comme nous l'avons indiqué déjà, et, dans
|
|
l'occasion, s'étendant jusqu'aux choses. Il vivait sans dédain. Il était
|
|
indulgent pour la création de Dieu. Tout homme, même le meilleur, a en
|
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lui une dureté irréfléchie qu'il tient en réserve pour l'animal.
|
|
L'évêque de Digne n'avait point cette dureté-là, particulière à beaucoup
|
|
de prêtres pourtant. Il n'allait pas jusqu'au bramine, mais il semblait
|
|
avoir médité cette parole de l'Ecclésiaste: «Sait-on où va l'âme des
|
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animaux?» Les laideurs de l'aspect, les difformités de l'instinct, ne le
|
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troublaient pas et ne l'indignaient pas. Il en était ému, presque
|
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attendri. Il semblait que, pensif, il en allât chercher, au-delà de la
|
|
vie apparente, la cause, l'explication ou l'excuse. Il semblait par
|
|
moments demander à Dieu des commutations. Il examinait sans colère, et
|
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avec l'oeil du linguiste qui déchiffre un palimpseste, la quantité de
|
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chaos qui est encore dans la nature. Cette rêverie faisait parfois
|
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sortir de lui des mots étranges. Un matin, il était dans son jardin; il
|
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se croyait seul, mais sa soeur marchait derrière lui sans qu'il la vît;
|
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tout à coup, il s'arrêta, et il regarda quelque chose à terre; c'était
|
|
une grosse araignée, noire, velue, horrible. Sa soeur l'entendit qui
|
|
disait:
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--Pauvre bête! ce n'est pas sa faute.
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Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bonté?
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Puérilités, soit; mais ces puérilités sublimes ont été celles de saint
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François d'Assise et de Marc-Aurèle. Un jour il se donna une entorse
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pour n'avoir pas voulu écraser une fourmi.
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Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois, il s'endormait dans son
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jardin, et alors il n'était rien de plus vénérable.
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Monseigneur Bienvenu avait été jadis, à en croire les récits sur sa
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jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent.
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Sa mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le
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résultat d'une grande conviction filtrée dans son coeur à travers la vie
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et lentement tombée en lui, pensée à pensée; car, dans un caractère
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comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. Ces
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creusements-là sont ineffaçables; ces formations-là sont
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indestructibles.
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En 1815, nous croyons l'avoir dit, il atteignit soixante-quinze ans,
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mais il n'en paraissait pas avoir plus de soixante. Il n'était pas
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grand; il avait quelque embonpoint, et, pour le combattre, il faisait
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volontiers de longues marches à pied, il avait le pas ferme et n'était
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que fort peu courbé, détail d'où nous ne prétendons rien conclure;
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Grégoire XVI, à quatre-vingts ans, se tenait droit et souriant, ce qui
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ne l'empêchait pas d'être un mauvais évêque. Monseigneur Bienvenu avait
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ce que le peuple appelle «une belle tête», mais si aimable qu'on
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oubliait qu'elle était belle.
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Quand il causait avec cette santé enfantine qui était une de ses grâces,
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et dont nous avons déjà parlé, on se sentait à l'aise près de lui, il
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semblait que de toute sa personne il sortît de la joie. Son teint coloré
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et frais, toutes ses dents bien blanches qu'il avait conservées et que
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son rire faisait voir, lui donnaient cet air ouvert et facile qui fait
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dire d'un homme: «C'est un bon enfant», et d'un vieillard: «C'est un
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bonhomme». C'était, on s'en souvient, l'effet qu'il avait fait à
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Napoléon. Au premier abord, et pour qui le voyait pour la première fois,
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ce n'était guère qu'un bonhomme en effet. Mais si l'on restait quelques
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heures près de lui, et pour peu qu'on le vît pensif, le bonhomme se
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transfigurait peu à peu et prenait je ne sais quoi d'imposant; son front
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large et sérieux, auguste par les cheveux blancs, devenait auguste aussi
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par la méditation; la majesté se dégageait de cette bonté, sans que la
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bonté cessât de rayonner; on éprouvait quelque chose de l'émotion qu'on
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aurait si l'on voyait un ange souriant ouvrir lentement ses ailes sans
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cesser de sourire. Le respect, un respect inexprimable, vous pénétrait
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par degrés et vous montait au coeur, et l'on sentait qu'on avait devant
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soi une de ces âmes fortes, éprouvées et indulgentes, où la pensée est
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si grande qu'elle ne peut plus être que douce.
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Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux,
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l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre, la
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fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la confiance,
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l'étude, le travail remplissaient chacune des journées de sa vie.
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_Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journée de l'évêque
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était bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensées, de bonnes paroles
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et de bonnes actions. Cependant elle n'était pas complète si le temps
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froid ou pluvieux l'empêchait d'aller passer, le soir, quand les deux
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femmes s'étaient retirées, une heure ou deux dans son jardin avant de
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s'endormir. Il semblait que ce fût une sorte de rite pour lui de se
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préparer au sommeil par la méditation en présence des grands spectacles
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du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure même assez avancée de la
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nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, elles l'entendaient
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marcher lentement dans les allées. Il était là, seul avec lui-même,
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recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son coeur à la
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sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles
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des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme
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aux pensées qui tombent de l'inconnu. Dans ces moments-là, offrant son
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coeur à l'heure où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé
|
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comme une lampe au centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au
|
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milieu du rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être
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dire lui-même ce qui se passait dans son esprit, il sentait quelque
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chose s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui.
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Mystérieux échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de
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l'univers!
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Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu; à l'éternité future,
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étrange mystère; à l'éternité passée, mystère plus étrange encore; à
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tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens; et,
|
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sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le regardait. Il
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n'étudiait pas Dieu, il s'en éblouissait. Il considérait ces magnifiques
|
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rencontres des atomes qui donnent des aspects à la matière, révèlent les
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forces en les constatant, créent les individualités dans l'unité, les
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proportions dans l'étendue, l'innombrable dans l'infini, et par la
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lumière produisent la beauté. Ces rencontres se nouent et se dénouent
|
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sans cesse; de là la vie et la mort. Il s'asseyait sur un banc de bois
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adossé à une treille décrépite, et il regardait les astres à travers les
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silhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart
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d'arpent, si pauvrement planté, si encombré de masures et de hangars,
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lui était cher et lui suffisait.
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Que fallait-il de plus à ce vieillard, qui partageait le loisir de sa
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vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la
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contemplation la nuit? Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond,
|
|
n'était-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses
|
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oeuvres les plus charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes?
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N'est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au-delà? Un petit jardin
|
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pour se promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut
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cultiver et cueillir; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer;
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quelques fleurs sur la terre et toutes les étoiles dans le ciel.
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Chapitre XIV
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Ce qu'il pensait
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Un dernier mot.
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Comme cette nature de détails pourrait, particulièrement au moment où
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nous sommes, et pour nous servir d'une expression actuellement à la
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mode, donner à l'évêque de Digne une certaine physionomie «panthéiste»,
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et faire croire, soit à son blâme, soit à sa louange, qu'il y avait en
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lui une de ces philosophies personnelles, propres à notre siècle, qui
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germent quelquefois dans les esprits solitaires et s'y construisent et y
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grandissent jusqu'à y remplacer les religions, nous insistons sur ceci
|
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que pas un de ceux qui ont connu monseigneur Bienvenu ne se fût cru
|
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autorisé à penser rien de pareil. Ce qui éclairait cet homme, c'était le
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coeur. Sa sagesse était faite de la lumière qui vient de là.
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Point de systèmes, beaucoup d'oeuvres. Les spéculations abstruses
|
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contiennent du vertige; rien n'indique qu'il hasardât son esprit dans
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les apocalypses. L'apôtre peut être hardi, mais l'évêque doit être
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timide. Il se fût probablement fait scrupule de sonder trop avant de
|
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certains problèmes réservés en quelque sorte aux grands esprits
|
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terribles. Il y a de l'horreur sacrée sous les porches de l'énigme; ces
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ouvertures sombres sont là béantes, mais quelque chose vous dit, à vous
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passant de la vie, qu'on n'entre pas. Malheur à qui y pénètre! Les
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génies, dans les profondeurs inouïes de l'abstraction et de la
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spéculation pure, situés pour ainsi dire au-dessus des dogmes, proposent
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leurs idées à Dieu. Leur prière offre audacieusement la discussion. Leur
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adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxiété et
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de responsabilité pour qui en tente les escarpements.
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La méditation humaine n'a point de limite. À ses risques et périls, elle
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analyse et creuse son propre éblouissement. On pourrait presque dire
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que, par une sorte de réaction splendide, elle en éblouit la nature; le
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mystérieux monde qui nous entoure rend ce qu'il reçoit, il est probable
|
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que les contemplateurs sont contemplés. Quoi qu'il en soit, il y a sur
|
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la terre des hommes--sont-ce des hommes?--qui aperçoivent distinctement
|
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au fond des horizons du rêve les hauteurs de l'absolu, et qui ont la
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vision terrible de la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n'était
|
|
point de ces hommes-là, monseigneur Bienvenu n'était pas un génie. Il
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eût redouté ces sublimités d'où quelques-uns, très grands même, comme
|
|
Swedenborg et Pascal, ont glissé dans la démence. Certes, ces puissantes
|
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rêveries ont leur utilité morale, et par ces routes ardues on s'approche
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de la perfection idéale. Lui, il prenait le sentier qui abrège:
|
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l'évangile. Il n'essayait point de faire faire à sa chasuble les plis du
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manteau d'Élie, il ne projetait aucun rayon d'avenir sur le roulis
|
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ténébreux des événements, il ne cherchait pas à condenser en flamme la
|
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lueur des choses, il n'avait rien du prophète et rien du mage. Cette âme
|
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simple aimait, voilà tout.
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Qu'il dilatât la prière jusqu'à une aspiration surhumaine, cela est
|
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probable; mais on ne peut pas plus prier trop qu'aimer trop; et, si
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c'était une hérésie de prier au-delà des textes, sainte Thérèse et saint
|
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Jérôme seraient des hérétiques.
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Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. L'univers lui
|
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apparaissait comme une immense maladie; il sentait partout de la fièvre,
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il auscultait partout de la souffrance, et, sans chercher à deviner
|
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l'énigme, il tâchait de panser la plaie. Le redoutable spectacle des
|
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choses créées développait en lui l'attendrissement; il n'était occupé
|
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qu'à trouver pour lui-même et à inspirer aux autres la meilleure manière
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de plaindre et de soulager. Ce qui existe était pour ce bon et rare
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prêtre un sujet permanent de tristesse cherchant à consoler.
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Il y a des hommes qui travaillent à l'extraction de l'or; lui, il
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travaillait à l'extraction de la pitié. L'universelle misère était sa
|
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mine. La douleur partout n'était qu'une occasion de bonté toujours.
|
|
_Aimez-vous les uns les autres;_ il déclarait cela complet, ne
|
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souhaitait rien de plus, et c'était là toute sa doctrine. Un jour, cet
|
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homme qui se croyait «philosophe», ce sénateur, déjà nommé, dit à
|
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l'évêque:
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--Mais voyez donc le spectacle du monde; guerre de tous contre tous; le
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plus fort a le plus d'esprit. Votre _aimez-vous les uns les autres_ est
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une bêtise.
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--Eh bien, répondit monseigneur Bienvenu sans disputer, si c'est une
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|
bêtise, l'âme doit s'y enfermer comme la perle dans l'huître.
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Il s'y enfermait donc, il y vivait, il s'en satisfaisait absolument,
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laissant de côté les questions prodigieuses qui attirent et qui
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épouvantent, les perspectives insondables de l'abstraction, les
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précipices de la métaphysique, toutes ces profondeurs convergentes, pour
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l'apôtre à Dieu, pour l'athée au néant: la destinée, le bien et le mal,
|
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la guerre de l'être contre l'être, la conscience de l'homme, le
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somnambulisme pensif de l'animal, la transformation par la mort, la
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récapitulation d'existences que contient le tombeau, la greffe
|
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incompréhensible des amours successifs sur le moi persistant, l'essence,
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la substance, le Nil et l'Ens, l'âme, la nature, la liberté, la
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nécessité; problèmes à pic, épaisseurs sinistres, où se penchent les
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gigantesques archanges de l'esprit humain; formidables abîmes que
|
|
Lucrèce, Manou, saint Paul et Dante contemplent avec cet oeil fulgurant
|
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qui semble, en regardant fixement l'infini, y faire éclore des étoiles.
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Monseigneur Bienvenu était simplement un homme qui constatait du dehors
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les questions mystérieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans en
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troubler son propre esprit, et qui avait dans l'âme le grave respect de
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l'ombre.
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Livre deuxième--La chute
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Chapitre I
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Le soir d'un jour de marche
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Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815, une heure environ avant
|
|
le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la
|
|
petite ville de Digne. Les rares habitants qui se trouvaient en ce moment
|
|
à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce
|
|
voyageur avec une sorte d'inquiétude. Il était difficile de rencontrer
|
|
un passant d'un aspect plus misérable. C'était un homme de moyenne
|
|
taille, trapu et robuste, dans la force de l'âge. Il pouvait avoir
|
|
quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir
|
|
rabattue cachait en partie son visage, brûlé par le soleil et le hâle,
|
|
et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au
|
|
col par une petite ancre d'argent, laissait voir sa poitrine velue; il
|
|
avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usé et
|
|
râpé, blanc à un genou, troué à l'autre, une vieille blouse grise en
|
|
haillons, rapiécée à l'un des coudes d'un morceau de drap vert cousu
|
|
avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé
|
|
et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans
|
|
des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue.
|
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La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne
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sais quoi de sordide à cet ensemble délabré.
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Les cheveux étaient ras, et pourtant hérissés; car ils commençaient à
|
|
pousser un peu, et semblaient n'avoir pas été coupés depuis quelque
|
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temps.
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Personne ne le connaissait. Ce n'était évidemment qu'un passant. D'où
|
|
venait-il? Du midi. Des bords de la mer peut-être. Car il faisait son
|
|
entrée dans Digne par la même rue qui, sept mois auparavant, avait vu
|
|
passer l'empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû
|
|
marcher tout le jour. Il paraissait très fatigué. Des femmes de l'ancien
|
|
bourg qui est au bas de la ville l'avaient vu s'arrêter sous les arbres
|
|
du boulevard Gassendi et boire à la fontaine qui est à l'extrémité de la
|
|
promenade. Il fallait qu'il eût bien soif, car des enfants qui le
|
|
suivaient le virent encore s'arrêter, et boire, deux cents pas plus
|
|
loin, à la fontaine de la place du marché.
|
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|
Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea
|
|
vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d'heure après. Un
|
|
gendarme était assis près de la porte sur le banc de pierre où le
|
|
général Drouot monta le 4 mars pour lire à la foule effarée des
|
|
habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. L'homme ôta sa
|
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casquette et salua humblement le gendarme.
|
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|
|
Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le
|
|
suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.
|
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Il y avait alors à Digne une belle auberge à l'enseigne de _la
|
|
Croix-de-Colbas_. Cette auberge avait pour hôtelier un nommé Jacquin
|
|
Labarre, homme considéré dans la ville pour sa parenté avec un autre
|
|
Labarre, qui tenait à Grenoble l'auberge des _Trois-Dauphins_ et qui
|
|
avait servi dans les guides. Lors du débarquement de l'empereur,
|
|
beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des
|
|
_Trois-Dauphins_. On contait que le général Bertrand, déguisé en
|
|
charretier, y avait fait de fréquents voyages au mois de janvier, et
|
|
qu'il y avait distribué des croix d'honneur à des soldats et des
|
|
poignées de napoléons à des bourgeois. La réalité est que l'empereur,
|
|
entré dans Grenoble, avait refusé de s'installer à l'hôtel de la
|
|
préfecture; il avait remercié le maire en disant: _Je vais chez un brave
|
|
homme que je connais_, et il était allé aux _Trois-Dauphins_. Cette
|
|
gloire du Labarre des _Trois-Dauphins_ se reflétait à vingt-cinq lieues
|
|
de distance jusque sur le Labarre de la _Croix-de-Colbas_. On disait de
|
|
lui dans la ville: _C'est le cousin de celui de Grenoble_.
|
|
|
|
L'homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays.
|
|
Il entra dans la cuisine, laquelle s'ouvrait de plain-pied sur la rue.
|
|
Tous les fourneaux étaient allumés; un grand feu flambait gaîment dans
|
|
la cheminée. L'hôte, qui était en même temps le chef, allait de l'âtre
|
|
aux casseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné à
|
|
des rouliers qu'on entendait rire et parler à grand bruit dans une salle
|
|
voisine. Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère
|
|
que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée de perdrix blanches et
|
|
de coqs de bruyère, tournait sur une longue broche devant le feu; sur
|
|
les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une
|
|
truite du lac d'Alloz.
|
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|
L'hôte, entendant la porte s'ouvrir et entrer un nouveau venu, dit sans
|
|
lever les yeux de ses fourneaux:
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--Que veut monsieur?
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--Manger et coucher, dit l'homme.
|
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--Rien de plus facile, reprit l'hôte.
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|
En ce moment il tourna la tête, embrassa d'un coup d'oeil tout
|
|
l'ensemble du voyageur, et ajouta:
|
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--... en payant.
|
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|
L'homme tira une grosse bourse de cuir de la poche de sa blouse et
|
|
répondit:
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|
--J'ai de l'argent.
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|
--En ce cas on est à vous, dit l'hôte.
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|
L'homme remit sa bourse en poche, se déchargea de son sac, le posa à
|
|
terre près de la porte, garda son bâton à la main, et alla s'asseoir sur
|
|
une escabelle basse près du feu. Digne est dans la montagne. Les soirées
|
|
d'octobre y sont froides.
|
|
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|
Cependant, tout en allant et venant, l'homme considérait le voyageur.
|
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|
--Dîne-t-on bientôt? dit l'homme.
|
|
|
|
--Tout à l'heure, dit l'hôte.
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|
|
Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos tourné, le digne
|
|
aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon de sa poche, puis il déchira
|
|
le coin d'un vieux journal qui traînait sur une petite table près de la
|
|
fenêtre. Sur la marge blanche il écrivit une ligne ou deux, plia sans
|
|
cacheter et remit ce chiffon de papier à un enfant qui paraissait lui
|
|
servir tout à la fois de marmiton et de laquais. L'aubergiste dit un mot
|
|
à l'oreille du marmiton, et l'enfant partit en courant dans la direction
|
|
de la mairie.
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Le voyageur n'avait rien vu de tout cela.
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Il demanda encore une fois:
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|
--Dîne-t-on bientôt?
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--Tout à l'heure, dit l'hôte.
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|
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L'enfant revint. Il rapportait le papier. L'hôte le déplia avec
|
|
empressement, comme quelqu'un qui attend une réponse. Il parut lire
|
|
attentivement, puis hocha la tête, et resta un moment pensif. Enfin il
|
|
fit un pas vers le voyageur qui semblait plongé dans des réflexions peu
|
|
sereines.
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--Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir.
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|
L'homme se dressa à demi sur son séant.
|
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|
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--Comment! Avez-vous peur que je ne paye pas? Voulez-vous que je paye
|
|
d'avance? J'ai de l'argent, vous dis-je.
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|
--Ce n'est pas cela.
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--Quoi donc?
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--Vous avez de l'argent....
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--Oui, dit l'homme.
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--Et moi, dit l'hôte, je n'ai pas de chambre.
|
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|
L'homme reprit tranquillement:
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|
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--Mettez-moi à l'écurie.
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--Je ne puis.
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--Pourquoi?
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--Les chevaux prennent toute la place.
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--Eh bien, repartit l'homme, un coin dans le grenier. Une botte de
|
|
paille. Nous verrons cela après dîner.
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--Je ne puis vous donner à dîner.
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|
Cette déclaration, faite d'un ton mesuré, mais ferme, parut grave à
|
|
l'étranger. Il se leva.
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--Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J'ai marché dès le soleil levé.
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J'ai fait douze lieues. Je paye. Je veux manger.
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--Je n'ai rien, dit l'hôte.
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L'homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux.
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--Rien! et tout cela?
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--Tout cela m'est retenu.
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--Par qui?
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--Par ces messieurs les rouliers.
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--Combien sont-ils?
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--Douze.
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--Il y a là à manger pour vingt.
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--Ils ont tout retenu et tout payé d'avance.
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L'homme se rassit et dit sans hausser la voix:
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--Je suis à l'auberge, j'ai faim, et je reste.
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L'hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d'un accent qui le fit
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tressaillir:
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--Allez-vous en.
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Le voyageur était courbé en cet instant et poussait quelques braises
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dans le feu avec le bout ferré de son bâton, il se retourna vivement,
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et, comme il ouvrait la bouche pour répliquer, l'hôte le regarda
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fixement et ajouta toujours à voix basse:
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--Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre
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nom? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous
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dise qui vous êtes? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque
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chose, j'ai envoyé à la mairie, et voici ce qu'on m'a répondu.
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Savez-vous lire?
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En parlant ainsi il tendait à l'étranger, tout déplié, le papier qui
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venait de voyager de l'auberge à la mairie, et de la mairie à l'auberge.
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L'homme y jeta un regard. L'aubergiste reprit après un silence:
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--J'ai l'habitude d'être poli avec tout le monde. Allez-vous-en.
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L'homme baissa la tête, ramassa le sac qu'il avait déposé à terre, et
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s'en alla. Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard,
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rasant de près les maisons, comme un homme humilié et triste. Il ne se
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retourna pas une seule fois. S'il s'était retourné, il aurait vu
|
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l'aubergiste de la _Croix-de-Colbas_ sur le seuil de sa porte, entouré
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de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue,
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parlant vivement et le désignant du doigt, et, aux regards de défiance
|
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et d'effroi du groupe, il aurait deviné qu'avant peu son arrivée serait
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l'événement de toute la ville.
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Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablés ne regardent pas derrière
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eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit.
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Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant à l'aventure
|
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par des rues qu'il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela
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arrive dans la tristesse. Tout à coup il sentit vivement la faim. La
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nuit approchait. Il regarda autour de lui pour voir s'il ne découvrirait
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pas quelque gîte.
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La belle hôtellerie s'était fermée pour lui; il cherchait quelque
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cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre.
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Précisément une lumière s'allumait au bout de la rue; une branche de
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pin, pendue à une potence en fer, se dessinait sur le ciel blanc du
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crépuscule. Il y alla.
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C'était en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut.
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Le voyageur s'arrêta un moment, et regarda par la vitre l'intérieur de
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la salle basse du cabaret, éclairée par une petite lampe sur une table
|
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et par un grand feu dans la cheminée. Quelques hommes y buvaient. L'hôte
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se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à la
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crémaillère.
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On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espèce d'auberge, par deux
|
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portes. L'une donne sur la rue, l'autre s'ouvre sur une petite cour
|
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pleine de fumier.
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Le voyageur n'osa pas entrer par la porte de la rue. Il se glissa dans
|
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la cour, s'arrêta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la
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porte.
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--Qui va là? dit le maître.
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--Quelqu'un qui voudrait souper et coucher.
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--C'est bon. Ici on soupe et on couche.
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Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournèrent. La lampe
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l'éclairait d'un côté, le feu de l'autre. On l'examina quelque temps
|
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pendant qu'il défaisait son sac.
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L'hôte lui dit:
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--Voilà du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer,
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camarade.
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Il alla s'asseoir près de l'âtre. Il allongea devant le feu ses pieds
|
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meurtris par la fatigue; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce
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qu'on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissée prit
|
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une vague apparence de bien-être mêlée à cet autre aspect si poignant
|
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que donne l'habitude de la souffrance.
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C'était d'ailleurs un profil ferme, énergique et triste. Cette
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physionomie était étrangement composée; elle commençait par paraître
|
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humble et finissait par sembler sévère. L'oeil luisait sous les sourcils
|
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comme un feu sous une broussaille.
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Cependant un des hommes attablés était un poissonnier qui, avant
|
|
d'entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval
|
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à l'écurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait
|
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rencontré cet étranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras dasse
|
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et... j'ai oublié le nom. (Je crois que c'est Escoublon). Or, en le
|
|
rencontrant, l'homme, qui paraissait déjà très fatigué, lui avait
|
|
demandé de le prendre en croupe; à quoi le poissonnier n'avait répondu
|
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qu'en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure
|
|
auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait
|
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raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de _la
|
|
Croix-de-Colbas_. Il fit de sa place au cabaretier un signe
|
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imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrent quelques
|
|
paroles à voix basse. L'homme était retombé dans ses réflexions.
|
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|
Le cabaretier revint à la cheminée, posa brusquement sa main sur
|
|
l'épaule de l'homme, et lui dit:
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--Tu vas t'en aller d'ici.
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L'étranger se retourna et répondit avec douceur.
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|
--Ah! vous savez?
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--Oui.
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|
--On m'a renvoyé de l'autre auberge.
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|
--Et l'on te chasse de celle-ci.
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--Où voulez-vous que j'aille?
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|
|
--Ailleurs.
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|
L'homme prit son bâton et son sac, et s'en alla.
|
|
|
|
Comme il sortait, quelques enfants, qui l'avaient suivi depuis _la
|
|
Croix-de-Colbas_ et qui semblaient l'attendre, lui jetèrent des pierres.
|
|
Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton; les
|
|
enfants se dispersèrent comme une volée d'oiseaux.
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Il passa devant la prison. À la porte pendait une chaîne de fer attachée
|
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à une cloche. Il sonna.
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Un guichet s'ouvrit.
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--Monsieur le guichetier, dit-il en ôtant respectueusement sa casquette,
|
|
voudriez-vous bien m'ouvrir et me loger pour cette nuit?
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Une voix répondit:
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|
|
--Une prison n'est pas une auberge. Faites-vous arrêter. On vous
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ouvrira.
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|
Le guichet se referma.
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|
Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns
|
|
ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. Parmi ces jardins et
|
|
ces haies, il vit une petite maison d'un seul étage dont la fenêtre
|
|
était éclairée. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le
|
|
cabaret. C'était une grande chambre blanchie à la chaux, avec un lit
|
|
drapé d'indienne imprimée, et un berceau dans un coin, quelques chaises
|
|
de bois et un fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie
|
|
au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe de
|
|
grosse toile blanche, le broc d'étain luisant comme l'argent et plein de
|
|
vin et la soupière brune qui fumait. À cette table était assis un homme
|
|
d'une quarantaine d'années, à la figure joyeuse et ouverte, qui faisait
|
|
sauter un petit enfant sur ses genoux. Près de lui, une femme toute
|
|
jeune allaitait un autre enfant. Le père riait, l'enfant riait, la mère
|
|
souriait.
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|
|
L'étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant.
|
|
Que se passait-il en lui? Lui seul eût pu le dire. Il est probable qu'il
|
|
pensa que cette maison joyeuse serait hospitalière, et que là où il
|
|
voyait tant de bonheur il trouverait peut-être un peu de pitié.
|
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|
Il frappa au carreau un petit coup très faible.
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On n'entendit pas.
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|
|
|
Il frappa un second coup.
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|
Il entendit la femme qui disait:
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--Mon homme, il me semble qu'on frappe.
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|
--Non, répondit le mari.
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|
Il frappa un troisième coup.
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|
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|
Le mari se leva, prit la lampe, et alla à la porte qu'il ouvrit.
|
|
|
|
C'était un homme de haute taille, demi-paysan, demi-artisan. Il portait
|
|
un vaste tablier de cuir qui montait jusqu'à son épaule gauche, et dans
|
|
lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire à
|
|
poudre, toutes sortes d'objets que la ceinture retenait comme dans une
|
|
poche. Il renversait la tête en arrière; sa chemise largement ouverte et
|
|
rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d'épais
|
|
sourcils, d'énormes favoris noirs, les yeux à fleur de tête, le bas du
|
|
visage en museau, et sur tout cela cet air d'être chez soi qui est une
|
|
chose inexprimable.
|
|
|
|
--Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez-vous me donner
|
|
une assiettée de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est là
|
|
dans ce jardin? Dites, pourriez-vous? En payant?
|
|
|
|
--Qui êtes-vous? demanda le maître du logis.
|
|
|
|
L'homme répondit:
|
|
|
|
--J'arrive de Puy-Moisson. J'ai marché toute la journée. J'ai fait douze
|
|
lieues. Pourriez-vous? En payant?
|
|
|
|
--Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu'un de bien qui
|
|
payerait. Mais pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge.
|
|
|
|
--Il n'y a pas de place.
|
|
|
|
--Bah! pas possible. Ce n'est pas jour de foire ni de marché. Êtes-vous
|
|
allé chez Labarre?
|
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|
--Oui.
|
|
|
|
--Eh bien?
|
|
|
|
Le voyageur répondit avec embarras:
|
|
|
|
--Je ne sais pas, il ne m'a pas reçu.
|
|
|
|
--Êtes-vous allé chez chose, de la rue de Chaffaut?
|
|
|
|
L'embarras de l'étranger croissait. Il balbutia:
|
|
|
|
--Il ne m'a pas reçu non plus.
|
|
|
|
Le visage du paysan prit une expression de défiance, il regarda le
|
|
nouveau venu de la tête aux pieds, et tout à coup il s'écria avec une
|
|
sorte de frémissement:
|
|
|
|
--Est-ce que vous seriez l'homme?...
|
|
|
|
Il jeta un nouveau coup d'oeil sur l'étranger, fit trois pas en arrière,
|
|
posa la lampe sur la table et décrocha son fusil du mur.
|
|
|
|
Cependant aux paroles du paysan: _Est-ce que vous seriez l'homme?..._ la
|
|
femme s'était levée, avait pris ses deux enfants dans ses bras et
|
|
s'était réfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l'étranger
|
|
avec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant tout bas:_
|
|
Tso-maraude_.
|
|
|
|
Tout cela se fit en moins de temps qu'il ne faut pour se le figurer.
|
|
Après avoir examiné quelques instants l'homme comme on examine une
|
|
vipère, le maître du logis revint à la porte et dit:
|
|
|
|
--Va-t'en.
|
|
|
|
--Par grâce, reprit l'homme, un verre d'eau.
|
|
|
|
--Un coup de fusil! dit le paysan.
|
|
|
|
Puis il referma la porte violemment, et l'homme l'entendit tirer deux
|
|
gros verrous. Un moment après, la fenêtre se ferma au volet, et un bruit
|
|
de barre de fer qu'on posait parvint au dehors.
|
|
|
|
La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. À la
|
|
lueur du jour expirant, l'étranger aperçut dans un des jardins qui
|
|
bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maçonnée en mottes de
|
|
gazon. Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le
|
|
jardin. Il s'approcha de la hutte; elle avait pour porte une étroite
|
|
ouverture très basse et elle ressemblait à ces constructions que les
|
|
cantonniers se bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que
|
|
c'était en effet le logis d'un cantonnier; il souffrait du froid et de
|
|
la faim; il s'était résigné à la faim, mais c'était du moins là un abri
|
|
contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés
|
|
la nuit. Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y
|
|
faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un
|
|
moment étendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement tant il était
|
|
fatigué. Puis, comme son sac sur son dos le gênait et que c'était
|
|
d'ailleurs un oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler une des
|
|
courroies. En ce moment un grondement farouche se fit entendre. Il leva
|
|
les yeux. La tête d'un dogue énorme se dessinait dans l'ombre à
|
|
l'ouverture de la hutte.
|
|
|
|
C'était la niche d'un chien.
|
|
|
|
Il était lui-même vigoureux et redoutable; il s'arma de son bâton, il se
|
|
fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans
|
|
élargir les déchirures de ses haillons.
|
|
|
|
Il sortit également du jardin, mais à reculons, obligé, pour tenir le
|
|
dogue en respect, d'avoir recours à cette manoeuvre du bâton que les
|
|
maîtres en ce genre d'escrime appellent _la rose couverte_.
|
|
|
|
Quand il eut, non sans peine, repassé la barrière et qu'il se retrouva
|
|
dans la rue, seul, sans gîte, sans toit, sans abri, chassé même de ce
|
|
lit de paille et de cette niche misérable, il se laissa tomber plutôt
|
|
qu'il ne s'assit sur une pierre, et il paraît qu'un passant qui
|
|
traversait l'entendit s'écrier:
|
|
|
|
--Je ne suis pas même un chien!
|
|
|
|
Bientôt il se releva et se remit à marcher. Il sortit de la ville,
|
|
espérant trouver quelque arbre ou quelque meule dans les champs, et s'y
|
|
abriter.
|
|
|
|
Il chemina ainsi quelque temps, la tête toujours baissée. Quand il se
|
|
sentit loin de toute habitation humaine, il leva les yeux et chercha
|
|
autour de lui. Il était dans un champ; il avait devant lui une de ces
|
|
collines basses couvertes de chaume coupé ras, qui après la moisson
|
|
ressemblent à des têtes tondues.
|
|
|
|
L'horizon était tout noir; ce n'était pas seulement le sombre de la
|
|
nuit; c'étaient des nuages très bas qui semblaient s'appuyer sur la
|
|
colline même et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme
|
|
la lune allait se lever et qu'il flottait encore au zénith un reste de
|
|
clarté crépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de
|
|
voûte blanchâtre d'où tombait sur la terre une lueur.
|
|
|
|
La terre était donc plus éclairée que le ciel, ce qui est un effet
|
|
particulièrement sinistre, et la colline, d'un pauvre et chétif contour,
|
|
se dessinait vague et blafarde sur l'horizon ténébreux. Tout cet
|
|
ensemble était hideux, petit, lugubre et borné. Rien dans le champ ni
|
|
sur la colline qu'un arbre difforme qui se tordait en frissonnant à
|
|
quelques pas du voyageur.
|
|
|
|
Cet homme était évidemment très loin d'avoir de ces délicates habitudes
|
|
d'intelligence et d'esprit qui font qu'on est sensible aux aspects
|
|
mystérieux des choses; cependant il y avait dans ce ciel, dans cette
|
|
colline, dans cette plaine et dans cet arbre, quelque chose de si
|
|
profondément désolé qu'après un moment d'immobilité et de rêverie, il
|
|
rebroussa chemin brusquement. Il y a des instants où la nature semble
|
|
hostile.
|
|
|
|
Il revint sur ses pas. Les portes de Digne étaient fermées. Digne, qui a
|
|
soutenu des sièges dans les guerres de religion, était encore entourée
|
|
en 1815 de vieilles murailles flanquées de tours carrées qu'on a
|
|
démolies depuis. Il passa par une brèche et rentra dans la ville.
|
|
|
|
Il pouvait être huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les
|
|
rues, il recommença sa promenade à l'aventure.
|
|
|
|
Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. En passant sur la
|
|
place de la cathédrale, il montra le poing à l'église.
|
|
|
|
Il y a au coin de cette place une imprimerie. C'est là que furent
|
|
imprimées pour la première fois les proclamations de l'empereur et de la
|
|
garde impériale à l'armée, apportées de l'île d'Elbe et dictées par
|
|
Napoléon lui-même.
|
|
|
|
Épuisé de fatigue et n'espérant plus rien, il se coucha sur le banc de
|
|
pierre qui est à la porte de cette imprimerie.
|
|
|
|
Une vieille femme sortait de l'église en ce moment. Elle vit cet homme
|
|
étendu dans l'ombre.
|
|
|
|
--Que faites-vous là, mon ami? dit-elle.
|
|
|
|
Il répondit durement et avec colère:
|
|
|
|
--Vous le voyez, bonne femme, je me couche.
|
|
|
|
La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, était madame la marquise
|
|
de R.
|
|
|
|
--Sur ce banc? reprit-elle.
|
|
|
|
--J'ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l'homme, j'ai
|
|
aujourd'hui un matelas de pierre.
|
|
|
|
--Vous avez été soldat?
|
|
|
|
--Oui, bonne femme. Soldat.
|
|
|
|
--Pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge?
|
|
|
|
--Parce que je n'ai pas d'argent.
|
|
|
|
--Hélas, dit madame de R., je n'ai dans ma bourse que quatre sous.
|
|
|
|
--Donnez toujours.
|
|
|
|
L'homme prit les quatre sous. Madame de R. continua:
|
|
|
|
--Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous
|
|
essayé pourtant? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous
|
|
avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charité.
|
|
|
|
--J'ai frappé à toutes les portes.
|
|
|
|
--Eh bien?
|
|
|
|
--Partout on m'a chassé.
|
|
|
|
La «bonne femme» toucha le bras de l'homme et lui montra de l'autre côté
|
|
de la place une petite maison basse à côté de l'évêché.
|
|
|
|
--Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes?
|
|
|
|
--Oui.
|
|
|
|
--Avez-vous frappé à celle-là?
|
|
|
|
--Non.
|
|
|
|
--Frappez-y.
|
|
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|
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|
Chapitre II
|
|
|
|
La prudence conseillée à la sagesse
|
|
|
|
|
|
Ce soir-là, M. l'évêque de Digne, après sa promenade en ville, était
|
|
resté assez tard enfermé dans sa chambre. Il s'occupait d'un grand
|
|
travail sur les _Devoirs_, lequel est malheureusement demeuré inachevé.
|
|
Il dépouillait soigneusement tout ce que les Pères et les Docteurs ont
|
|
dit sur cette grave matière. Son livre était divisé en deux parties;
|
|
premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les devoirs de chacun,
|
|
selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les
|
|
grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique: devoirs
|
|
envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-même (Matth., V, 29, 30),
|
|
devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les
|
|
créatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l'évêque les
|
|
avait trouvés indiqués et prescrits ailleurs; aux souverains et aux
|
|
sujets, dans l'Épître aux Romains; aux magistrats, aux épouses, aux
|
|
mères et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux pères, aux
|
|
enfants et aux serviteurs, dans l'Épître aux Éphésiens; aux fidèles,
|
|
dans l'Épître aux Hébreux; aux vierges, dans l'Épître aux Corinthiens.
|
|
Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble
|
|
harmonieux qu'il voulait présenter aux âmes.
|
|
|
|
Il travaillait encore à huit heures, écrivant assez incommodément sur de
|
|
petits carrés de papier avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand
|
|
madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l'argenterie
|
|
dans le placard près du lit. Un moment après, l'évêque, sentant que le
|
|
couvert était mis et que sa soeur l'attendait peut-être, ferma son
|
|
livre, se leva de sa table et entra dans la salle à manger.
|
|
|
|
La salle à manger était une pièce oblongue à cheminée, avec porte sur la
|
|
rue (nous l'avons dit), et fenêtre sur le jardin.
|
|
|
|
Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert.
|
|
|
|
Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine.
|
|
|
|
Une lampe était sur la table; la table était près de la cheminée. Un
|
|
assez bon feu était allumé.
|
|
|
|
On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux
|
|
passé soixante ans: madame Magloire petite, grasse, vive; mademoiselle
|
|
Baptistine, douce, mince, frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue
|
|
d'une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu'elle avait
|
|
achetée alors à Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des
|
|
locutions vulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idée
|
|
qu'une page suffirait à peine à exprimer, madame Magloire avait l'air
|
|
d'une _paysanne_ et mademoiselle Baptistine d'une _dame_. Madame
|
|
Magloire avait un bonnet blanc à tuyaux, au cou une jeannette d'or, le
|
|
seul bijou de femme qu'il y eût dans la maison, un fichu très blanc
|
|
sortant de la robe de bure noire à manches larges et courtes, un tablier
|
|
de toile de coton à carreaux rouges et verts, noué à la ceinture d'un
|
|
ruban vert, avec pièce d'estomac pareille rattachée par deux épingles
|
|
aux deux coins d'en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes
|
|
comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine était
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coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches
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à épaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous
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une perruque frisée dite à _l'enfant_. Madame Magloire avait l'air
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intelligent, vif et bon; les deux angles de sa bouche inégalement
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relevés et la lèvre supérieure plus grosse que la lèvre inférieure lui
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donnaient quelque chose de bourru et d'impérieux. Tant que monseigneur
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se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect et de
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liberté; mais dès que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obéissait
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passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait même
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pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle était
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jeune, elle n'était pas jolie, elle avait de gros yeux bleus à fleur de
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tête et le nez long et busqué; mais tout son visage, toute sa personne,
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nous l'avons dit en commençant, respiraient une ineffable bonté. Elle
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avait toujours été prédestinée à la mansuétude; mais la foi, la charité,
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l'espérance, ces trois vertus qui chauffent doucement l'âme, avaient
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élevé peu à peu cette mansuétude jusqu'à la sainteté. La nature n'en
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avait fait qu'une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre
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sainte fille! doux souvenir disparu! Mademoiselle Baptistine a depuis
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raconté tant de fois ce qui s'était passé à l'évêché cette soirée-là,
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que plusieurs personnes qui vivent encore s'en rappellent les moindres
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détails.
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Au moment où M. l'évêque entra, madame Magloire parlait avec quelque
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vivacité. Elle entretenait _mademoiselle_ d'un sujet qui lui était
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familier et auquel l'évêque était accoutumé. Il s'agissait du loquet de
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la porte d'entrée.
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Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper,
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madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. On
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parlait d'un rôdeur de mauvaise mine; qu'un vagabond suspect serait
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arrivé, qu'il devait être quelque part dans la ville, et qu'il se
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pourrait qu'il y eût de méchantes rencontres pour ceux qui s'aviseraient
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de rentrer tard chez eux cette nuit-là. Que la police était bien mal
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faite du reste, attendu que M. le préfet et M. le maire ne s'aimaient
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pas, et cherchaient à se nuire en faisant arriver des événements. Que
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c'était donc aux gens sages à faire la police eux-mêmes et à se bien
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garder, et qu'il faudrait avoir soin de dûment clore, verrouiller et
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barricader sa maison, _et de bien fermer ses portes_.
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Madame Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l'évêque venait de sa
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chambre où il avait eu assez froid, il s'était assis devant la cheminée
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et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne releva pas le
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mot à effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le
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répéta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame
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Magloire sans déplaire à son frère, se hasarda à dire timidement:
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--Mon frère, entendez-vous ce que dit madame Magloire?
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--J'en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l'évêque.
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Puis tournant à demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux,
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et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement
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joyeux, que le feu éclairait d'en bas:
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--Voyons. Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Nous sommes donc dans quelque gros
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danger?
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Alors madame Magloire recommença toute l'histoire, en l'exagérant
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quelque peu, sans s'en douter. Il paraîtrait qu'un bohémien, un
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va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans
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la ville. Il s'était présenté pour loger chez Jacquin Labarre qui
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n'avait pas voulu le recevoir. On l'avait vu arriver par le boulevard
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Gassendi et rôder dans les rues à la brume. Un homme de sac et de corde
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avec une figure terrible.
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--Vraiment? dit l'évêque.
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Ce consentement à l'interroger encouragea madame Magloire; cela lui
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semblait indiquer que l'évêque n'était pas loin de s'alarmer; elle
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poursuivit triomphante:
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--Oui, monseigneur. C'est comme cela. Il y aura quelque malheur cette
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nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si
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mal faite (répétition inutile). Vivre dans un pays de montagnes, et
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n'avoir pas même de lanternes la nuit dans les rues! On sort. Des fours,
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quoi! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi....
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--Moi, interrompit la soeur, je ne dis rien. Ce que mon frère fait est
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bien fait.
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Madame Magloire continua comme s'il n'y avait pas eu de protestation:
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--Nous disons que cette maison-ci n'est pas sûre du tout; que, si
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monseigneur le permet, je vais aller dire à Paulin Musebois, le
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serrurier, qu'il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les
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a là, c'est une minute; et je dis qu'il faut des verrous, monseigneur,
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ne serait-ce que pour cette nuit; car je dis qu'une porte qui s'ouvre du
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dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n'est plus
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terrible; avec cela que monseigneur a l'habitude de toujours dire
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d'entrer, et que d'ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu! on
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n'a pas besoin d'en demander la permission....
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En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent.
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--Entrez, dit l'évêque.
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|
Chapitre III
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Héroïsme de l'obéissance passive
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La porte s'ouvrit.
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Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait
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avec énergie et résolution.
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Un homme entra.
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Cet homme, nous le connaissons déjà. C'est le voyageur que nous avons vu
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tout à l'heure errer cherchant un gîte.
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Il entra, fit un pas, et s'arrêta, laissant la porte ouverte derrière
|
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lui. Il avait son sac sur l'épaule, son bâton à la main, une expression
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rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée
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l'éclairait. Il était hideux. C'était une sinistre apparition.
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Madame Magloire n'eut pas même la force de jeter un cri. Elle
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tressaillit, et resta béante.
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Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l'homme qui entrait et se
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dressa à demi d'effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la
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cheminée, elle se mit à regarder son frère et son visage redevint
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profondément calme et serein.
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L'évêque fixait sur l'homme un oeil tranquille.
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Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce
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qu'il désirait, l'homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton,
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promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans
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attendre que l'évêque parlât, dit d'une voix haute:
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--Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé
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dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route
|
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pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche
|
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depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en
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|
arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause
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de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu.
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|
J'ai été à une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez
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l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier
|
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n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et
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m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait
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qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle
|
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étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il
|
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n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré
|
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dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la
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place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré
|
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votre maison et m'a dit: «Frappe là». J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est
|
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ici? Êtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs
|
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quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je
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payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis très
|
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fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?
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--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.
|
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|
L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table.
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--Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas
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ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des
|
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galères.
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Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia.
|
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--Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire
|
|
chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai
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appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce
|
|
qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forçat libéré, natif
|
|
de...--cela vous est égal...--Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans
|
|
pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader
|
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quatre fois. Cet homme est très dangereux.»--Voilà! Tout le monde m'a
|
|
jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge?
|
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Voulez-vous me donner à manger et à coucher? Avez-vous une écurie?
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--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de
|
|
l'alcôve.
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|
Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l'obéissance des deux
|
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femmes.
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Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L'évêque se tourna vers
|
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l'homme.
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--Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un
|
|
instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.
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|
Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors
|
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sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et
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devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:
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|
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|
--Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forçat! Vous
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|
m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit
|
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toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout
|
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de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigné ici! Je vais
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souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le
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monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit! Vous voulez
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bien que je ne m'en aille pas! Vous êtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai
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de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment
|
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vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave
|
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homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas?
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--Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.
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--Un prêtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne
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me demandez pas d'argent? Le curé, n'est-ce pas? le curé de cette grande
|
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église? Tiens! c'est vrai, que je suis bête! je n'avais pas vu votre
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calotte!
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Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis
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remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. Mademoiselle
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Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:
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--Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n'avez pas de mépris. C'est
|
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bien bon un bon prêtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?
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--Non, dit l'évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne
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m'avez-vous pas dit cent neuf francs?
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--Quinze sous, ajouta l'homme.
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--Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à
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gagner cela?
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--Dix-neuf ans.
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--Dix-neuf ans!
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L'évêque soupira profondément.
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|
L'homme poursuivit:
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--J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dépensé que
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vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à
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Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un
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aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on
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appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. C'est le curé qui
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est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi,
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c'est si loin!--Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu
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du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête.
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Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois
|
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côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions
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pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas.
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Voilà ce que c'est qu'un évêque.
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Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était
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restée toute grande ouverte.
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Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la
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table.
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--Madame Magloire, dit l'évêque, mettez ce couvert le plus près possible
|
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du feu.
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Et se tournant vers son hôte:
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--Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid,
|
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monsieur?
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Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave
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et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à
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un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie
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a soif de considération.
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--Voici, reprit l'évêque, une lampe qui éclaire bien mal.
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Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la
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|
chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle
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posa sur la table tout allumés.
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--Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas.
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Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous
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ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.
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L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
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--Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.
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Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte
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ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur.
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Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me
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remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne
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n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le
|
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dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout
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ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom?
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D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
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|
L'homme ouvrit des yeux étonnés.
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--Vrai? vous saviez comment je m'appelle?
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--Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.
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--Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant
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ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai;
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|
cela m'a passé.
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L'évêque le regarda et lui dit:
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--Vous avez bien souffert?
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--Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le
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chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double
|
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chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne.
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Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai
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quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.
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--Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il
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y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur
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repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce
|
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lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les
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|
hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de
|
|
bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.
|
|
|
|
Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de
|
|
l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de
|
|
viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de
|
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seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une
|
|
bouteille de vieux vin de Mauves.
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|
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|
Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre
|
|
aux natures hospitalières:
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|
--À table! dit-il vivement.
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|
Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il
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|
fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement
|
|
paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
|
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|
|
L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son
|
|
habitude. L'homme se mit à manger avidement.
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|
Tout à coup l'évêque dit:
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|
--Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.
|
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|
|
Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument
|
|
nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait
|
|
quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent,
|
|
étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte
|
|
d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui
|
|
élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.
|
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|
|
Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un
|
|
moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la
|
|
nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
|
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|
Chapitre IV
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|
Détails sur les fromageries de Pontarlier
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Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous
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|
ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de
|
|
mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du
|
|
forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:
|
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* * * * *
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|
|
«...Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec
|
|
une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:
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«--Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour
|
|
moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser
|
|
manger avec eux font meilleure chère que vous.
|
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|
|
«Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:
|
|
|
|
«--Ils ont plus de fatigue que moi.
|
|
|
|
«--Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je
|
|
vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé
|
|
seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez
|
|
bien être curé.
|
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|
|
«--Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
|
|
|
|
«Un moment après il a ajouté:
|
|
|
|
«--Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez?
|
|
|
|
«--Avec itinéraire obligé.
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|
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|
«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a
|
|
continué:
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|
|
|
«--Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur
|
|
voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
|
|
|
|
«--Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution,
|
|
ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et
|
|
j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne
|
|
volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des
|
|
papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des
|
|
fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de
|
|
cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à
|
|
Audincourt et à Beure qui sont très considérables....
|
|
|
|
«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon
|
|
frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:
|
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|
|
«--Chère soeur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?
|
|
|
|
«J'ai répondu:
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|
|
«--Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des
|
|
portes à Pontarlier dans l'ancien régime.
|
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|
«--Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on
|
|
n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de
|
|
Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute
|
|
patriarcale et toute charmante, ma soeur. Ce sont leurs fromageries
|
|
qu'ils appellent fruitières.
|
|
|
|
«Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très
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en détail ce que c'étaient que les fruitières de Pontarlier;--qu'on en
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distinguait deux sortes:--les _grosses granges_, qui sont aux riches, et
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où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à
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huit milliers de fromages par été; les _fruitières d'association_, qui
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sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent
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leurs vaches en commun et partagent les produits.--Ils prennent à leurs
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gages un fromager qu'ils appellent le grurin;--le grurin reçoit le lait
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des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille
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double;--c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries
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commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs
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vaches dans la montagne.
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«L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce
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bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu'il dit que c'est
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du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté
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aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons
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gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin,
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comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller
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directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a
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frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère,
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pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques
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paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût
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rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon
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frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon
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et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage.
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Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux
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sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui
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faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un
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peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir.
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Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son
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histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
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éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un
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certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier,
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qui ont _un doux travail près du ciel et qui_, ajoutait-il, _sont
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heureux parce qu'ils sont innocents_, il s'est arrêté court, craignant
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qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait quelque chose qui pût
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froisser l'homme. À force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui
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se passait dans le coeur de mon frère. Il pensait sans doute que cet
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homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à
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l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire,
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ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en
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étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la
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charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment
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évangélique dans cette délicatesse qui s'abstient de sermon, de morale
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et d'allusion, et la meilleure pitié, quand un homme a un point
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douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblé que
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ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas,
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ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a
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rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme
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