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2019-03-28 19:42:09 +01:00

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En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne.
C'était un vieillard d'environ soixante-quinze ans; il occupait le siège
de Digne depuis 1806.
Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond même de ce que
nous avons à raconter, il n'est peut-être pas inutile, ne fût-ce que
pour être exact en tout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui
avaient couru sur son compte au moment où il était arrivé dans le
diocèse. Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de
place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu'ils font. M.
Myriel était fils d'un conseiller au parlement d'Aix; noblesse de robe.
On contait de lui que son père, le réservant pour hériter de sa charge,
l'avait marié de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans, suivant un
usage assez répandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel,
nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il
était bien fait de sa personne, quoique d'assez petite taille, élégant,
gracieux, spirituel; toute la première partie de sa vie avait été donnée
au monde et aux galanteries. La révolution survint, les événements se
précipitèrent, les familles parlementaires décimées, chassées, traquées,
se dispersèrent. M. Charles Myriel, dès les premiers jours de la
révolution, émigra en Italie. Sa femme y mourut d'une maladie de
poitrine dont elle était atteinte depuis longtemps. Ils n'avaient point
d'enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de M. Myriel?
L'écroulement de l'ancienne société française, la chute de sa propre
famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore
peut-être pour les émigrés qui les voyaient de loin avec le
grossissement de l'épouvante, firent-ils germer en lui des idées de
renoncement et de solitude? Fut-il, au milieu d'une de ces distractions
et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de
ces coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en
le frappant au coeur, l'homme que les catastrophes publiques
n'ébranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa
fortune? Nul n'aurait pu le dire; tout ce qu'on savait, c'est que,
lorsqu'il revint d'Italie, il était prêtre.
En 1804, M. Myriel était curé de Brignolles. Il était déjà vieux, et
vivait dans une retraite profonde.
Vers l'époque du couronnement, une petite affaire de sa cure, on ne sait
plus trop quoi, l'amena à Paris. Entre autres personnes puissantes, il
alla solliciter pour ses paroissiens M. le cardinal Fesch. Un jour que
l'empereur était venu faire visite à son oncle, le digne curé, qui
attendait dans l'antichambre, se trouva sur le passage de sa majesté.
Napoléon, se voyant regardé avec une certaine curiosité par ce
vieillard, se retourna, et dit brusquement:
--Quel est ce bonhomme qui me regarde?
--Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un
grand homme. Chacun de nous peut profiter.
L'empereur, le soir même, demanda au cardinal le nom de ce curé, et
quelque temps après M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il était
nommé évêque de Digne.
Qu'y avait-il de vrai, du reste, dans les récits qu'on faisait sur la
première partie de la vie de M. Myriel? Personne ne le savait. Peu de
familles avaient connu la famille Myriel avant la révolution.
M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite
ville où il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de têtes qui
pensent. Il devait le subir, quoiqu'il fût évêque et parce qu'il était
évêque. Mais, après tout, les propos auxquels on mêlait son nom
n'étaient peut-être que des propos; du bruit, des mots, des paroles;
moins que des paroles, des _palabres_, comme dit l'énergique langue du
midi.
Quoi qu'il en fût, après neuf ans d'épiscopat et de résidence à Digne,
tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier
moment les petites villes et les petites gens, étaient tombés dans un
oubli profond. Personne n'eût osé en parler, personne n'eût même osé
s'en souvenir.
M. Myriel était arrivé à Digne accompagné d'une vieille fille,
mademoiselle Baptistine, qui était sa soeur et qui avait dix ans de
moins que lui.
Ils avaient pour tout domestique une servante du même âge que
mademoiselle Baptistine, et appelée madame Magloire, laquelle, après
avoir été _la servante de M. le Curé_, prenait maintenant le double
titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de
monseigneur.
Mademoiselle Baptistine était une personne longue, pâle, mince, douce;
elle réalisait l'idéal de ce qu'exprime le mot «respectable»; car il
semble qu'il soit nécessaire qu'une femme soit mère pour être vénérable.
Elle n'avait jamais été jolie; toute sa vie, qui n'avait été qu'une
suite de saintes oeuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de
blancheur et de clarté; et, en vieillissant, elle avait gagné ce qu'on
pourrait appeler la beauté de la bonté. Ce qui avait été de la maigreur
dans sa jeunesse était devenu, dans sa maturité, de la transparence; et
cette diaphanéité laissait voir l'ange. C'était une âme plus encore que
ce n'était une vierge. Sa personne semblait faite d'ombre; à peine assez
de corps pour qu'il y eût là un sexe; un peu de matière contenant une
lueur; de grands yeux toujours baissés; un prétexte pour qu'une âme
reste sur la terre.
Madame Magloire était une petite vieille, blanche, grasse, replète,
affairée, toujours haletante, à cause de son activité d'abord, ensuite à
cause d'un asthme.
À son arrivée, on installa M. Myriel en son palais épiscopal avec les
honneurs voulus par les décrets impériaux qui classent l'évêque
immédiatement après le maréchal de camp. Le maire et le président lui
firent la première visite, et lui de son côté fit la première visite au
général et au préfet.
L'installation terminée, la ville attendit son évêque à l'oeuvre.
Chapitre II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
Le palais épiscopal de Digne était attenant à l'hôpital.
Le palais épiscopal était un vaste et bel hôtel bâti en pierre au
commencement du siècle dernier par monseigneur Henri Puget, docteur en
théologie de la faculté de Paris, abbé de Simore, lequel était évêque de
Digne en 1712. Ce palais était un vrai logis seigneurial. Tout y avait
grand air, les appartements de l'évêque, les salons, les chambres, la
cour d'honneur, fort large, avec promenoirs à arcades, selon l'ancienne
mode florentine, les jardins plantés de magnifiques arbres. Dans la
salle à manger, longue et superbe galerie qui était au rez-de-chaussée
et s'ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget avait donné à
manger en cérémonie le 29 juillet 1714 à messeigneurs Charles Brûlart de
Genlis, archevêque-prince d'Embrun, Antoine de Mesgrigny, capucin,
évêque de Grasse, Philippe de Vendôme, grand prieur de France, abbé de
Saint-Honoré de Lérins, François de Berton de Grillon, évêque-baron de
Vence, César de Sabran de Forcalquier, évêque-seigneur de Glandève, et
Jean Soanen, prêtre de l'oratoire, prédicateur ordinaire du roi,
évêque-seigneur de Senez. Les portraits de ces sept révérends
personnages décoraient cette salle, et cette date mémorable, 29 juillet
1714, y était gravée en lettres d'or sur une table de marbre blanc.
L'hôpital était une maison étroite et basse à un seul étage avec un
petit jardin. Trois jours après son arrivée, l'évêque visita l'hôpital.
La visite terminée, il fit prier le directeur de vouloir bien venir
jusque chez lui.
--Monsieur le directeur de l'hôpital, lui dit-il, combien en ce moment
avez-vous de malades?
--Vingt-six, monseigneur.
--C'est ce que j'avais compté, dit l'évêque.
--Les lits, reprit le directeur, sont bien serrés les uns contre les
autres.
--C'est ce que j'avais remarqué.
--Les salles ne sont que des chambres, et l'air s'y renouvelle
difficilement.
--C'est ce qui me semble.
--Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien petit
pour les convalescents.
--C'est ce que je me disais.
--Dans les épidémies, nous avons eu cette année le typhus, nous avons eu
une suette militaire il y a deux ans, cent malades quelquefois; nous ne
savons que faire.
--C'est la pensée qui m'était venue.
--Que voulez-vous, monseigneur? dit le directeur, il faut se résigner.
Cette conversation avait lieu dans la salle à manger-galerie du
rez-de-chaussée. L'évêque garda un moment le silence, puis il se tourna
brusquement vers le directeur de l'hôpital:
--Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu'il tiendrait de lits rien que
dans cette salle?
--La salle à manger de monseigneur! s'écria le directeur stupéfait.
L'évêque parcourait la salle du regard et semblait y faire avec les yeux
des mesures et des calculs.
--Il y tiendrait bien vingt lits! dit-il, comme se parlant à lui-même.
Puis élevant la voix:
--Tenez, monsieur le directeur de l'hôpital, je vais vous dire. Il y a
évidemment une erreur. Vous êtes vingt-six personnes dans cinq ou six
petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour
soixante. Il y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le
vôtre. Rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous.
Le lendemain, les vingt-six pauvres étaient installés dans le palais de
l'évêque et l'évêque était à l'hôpital.
M. Myriel n'avait point de bien, sa famille ayant été ruinée par la
révolution. Sa soeur touchait une rente viagère de cinq cents francs
qui, au presbytère, suffisait à sa dépense personnelle. M. Myriel
recevait de l'état comme évêque un traitement de quinze mille francs. Le
jour même où il vint se loger dans la maison de l'hôpital, M. Myriel
détermina l'emploi de cette somme une fois pour toutes de la manière
suivante. Nous transcrivons ici une note écrite de sa main.
_Note pour régler les dépenses de ma maison._
_Pour le petit séminaire: quinze cents livres_
_Congrégation de la mission: cent livres_
_Pour les lazaristes de Montdidier: cent livres_
_Séminaire des missions étrangères à Paris: deux cents livres_
_Congrégation du Saint-Esprit: cent cinquante livres_
_Établissements religieux de la Terre-Sainte: cent livres_
_Sociétés de charité maternelle: trois cents livres_
_En sus, pour celle d'Arles: cinquante livres_
_OEuvre pour l'amélioration des prisons: quatre cents livres_
_OEuvre pour le soulagement et la délivrance des prisonniers: cinq cents
livres_
_Pour libérer des pères de famille prisonniers pour dettes: mille livres_
_Supplément au traitement des pauvres maîtres d'école du diocèse: deux
mille livres_
_Grenier d'abondance des Hautes-Alpes: cent livres_
_Congrégation des dames de Digne, de Manosque et de Sisteron,
pour l'enseignement gratuit des filles indigentes: quinze cents livres_
_Pour les pauvres: six mille livres_
_Ma dépense personnelle: mille livres_
Total: _quinze mille livres_
Pendant tout le temps qu'il occupa le siège de Digne, M. Myriel ne
changea presque rien à cet arrangement. Il appelait cela, comme on voit,
_avoir réglé les dépenses de sa maison_.
Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue par mademoiselle
Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne était tout à la fois
son frère et son évêque, son ami selon la nature et son supérieur selon
l'église. Elle l'aimait et elle le vénérait tout simplement. Quand il
parlait, elle s'inclinait; quand il agissait, elle adhérait. La servante
seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l'évêque, on l'a pu
remarquer, ne s'était réservé que mille livres, ce qui, joint à la
pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an.
Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard
vivaient.
Et quand un curé de village venait à Digne, M. l'évêque trouvait encore
moyen de le traiter, grâce à la sévère économie de madame Magloire et à
l'intelligente administration de mademoiselle Baptistine.
Un jour--il était à Digne depuis environ trois mois--l'évêque dit:
--Avec tout cela je suis bien gêné!
--Je le crois bien! s'écria madame Magloire, Monseigneur n'a seulement
pas réclamé la rente que le département lui doit pour ses frais de
carrosse en ville et de tournées dans le diocèse. Pour les évêques
d'autrefois c'était l'usage.
--Tiens! dit l'évêque, vous avez raison, madame Magloire.
Il fit sa réclamation.
Quelque temps après, le conseil général, prenant cette demande en
considération, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous
cette rubrique: _Allocation à M. l'évêque pour frais de carrosse, frais
de poste et frais de tournées pastorales_.
Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, à cette occasion, un
sénateur de l'empire, ancien membre du conseil des cinq-cents favorable
au dix-huit brumaire et pourvu près de la ville de Digne d'une
sénatorerie magnifique, écrivit au ministre des cultes, M. Bigot de
Préameneu, un petit billet irrité et confidentiel dont nous extrayons
ces lignes authentiques:
«--Des frais de carrosse? pourquoi faire dans une ville de moins de
quatre mille habitants? Des frais de poste et de tournées? à quoi bon
ces tournées d'abord? ensuite comment courir la poste dans un pays de
montagnes? Il n'y a pas de routes. On ne va qu'à cheval. Le pont même de
la Durance à Château-Arnoux peut à peine porter des charrettes à boeufs.
Ces prêtres sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon
apôtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut
carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens
évêques. Oh! toute cette prêtraille! Monsieur le comte, les choses
n'iront bien que lorsque l'empereur nous aura délivrés des calotins. À
bas le pape! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant à moi, je
suis pour César tout seul. Etc., etc.»
La chose, en revanche, réjouit fort madame Magloire.
--Bon, dit-elle à mademoiselle Baptistine, Monseigneur a commencé par
les autres, mais il a bien fallu qu'il finît par lui-même. Il a réglé
toutes ses charités. Voilà trois mille livres pour nous. Enfin!
Le soir même, l'évêque écrivit et remit à sa soeur une note ainsi
conçue:
_Frais de carrosse et de tournées._
_Pour donner du bouillon de viande aux malades de l'hôpital: quinze
cents livres_
_Pour la société de charité maternelle d'Aix: deux cent cinquante livres_
_Pour la société de charité maternelle de Draguignan: deux cent cinquante
livres_
_Pour les enfants trouvés: cinq cents livres_
_Pour les orphelins: cinq cents livres_
Total: _trois mille livres_
Tel était le budget de M. Myriel.
Quant au casuel épiscopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements,
prédications, bénédictions d'églises ou de chapelles, mariages, etc.,
l'évêque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'âpreté qu'il
le donnait aux pauvres.
Au bout de peu de temps, les offrandes d'argent affluèrent. Ceux qui ont
et ceux qui manquent frappaient à la porte de M. Myriel, les uns venant
chercher l'aumône que les autres venaient y déposer. L'évêque, en moins
d'un an, devint le trésorier de tous les bienfaits et le caissier de
toutes les détresses. Des sommes considérables passaient par ses mains;
mais rien ne put faire qu'il changeât quelque chose à son genre de vie
et qu'il ajoutât le moindre superflu à son nécessaire.
Loin de là. Comme il y a toujours encore plus de misère en bas que de
fraternité en haut, tout était donné, pour ainsi dire, avant d'être
reçu; c'était comme de l'eau sur une terre sèche; il avait beau recevoir
de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se dépouillait.
L'usage étant que les évêques énoncent leurs noms de baptême en tête de
leurs mandements et de leurs lettres pastorales, les pauvres gens du
pays avaient choisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les noms
et prénoms de l'évêque, celui qui leur présentait un sens, et ils ne
l'appelaient que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le
nommerons ainsi dans l'occasion. Du reste, cette appellation lui
plaisait.
--J'aime ce nom-là, disait-il. Bienvenu corrige monseigneur.
Nous ne prétendons pas que le portrait que nous faisons ici soit
vraisemblable; nous nous bornons à dire qu'il est ressemblant.
Chapitre III
À bon évêque dur évêché
M. l'évêque, pour avoir converti son carrosse en aumônes, n'en faisait
pas moins ses tournées. C'est un diocèse fatigant que celui de Digne. Il
a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on
l'a vu tout à l'heure; trente-deux cures, quarante et un vicariats et
deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c'est une
affaire. M. l'évêque en venait à bout. Il allait à pied quand c'était
dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la
montagne. Les deux vieilles femmes l'accompagnaient. Quand le trajet
était trop pénible pour elles, il allait seul.
Un jour, il arriva à Senez, qui est une ancienne ville épiscopale, monté
sur un âne. Sa bourse, fort à sec dans ce moment, ne lui avait pas
permis d'autre équipage. Le maire de la ville vint le recevoir à la
porte de l'évêché et le regardait descendre de son âne avec des yeux
scandalisés. Quelques bourgeois riaient autour de lui.
--Monsieur le maire, dit l'évêque, et messieurs les bourgeois, je vois
ce qui vous scandalise; vous trouvez que c'est bien de l'orgueil à un
pauvre prêtre de monter une monture qui a été celle de Jésus-Christ. Je
l'ai fait par nécessité, je vous assure, non par vanité.
Dans ses tournées, il était indulgent et doux, et prêchait moins qu'il
ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau inaccessible. Il
n'allait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modèles.
Aux habitants d'un pays il citait l'exemple du pays voisin. Dans les
cantons où l'on était dur pour les nécessiteux, il disait:
--Voyez les gens de Briançon. Ils ont donné aux indigents, aux veuves et
aux orphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois jours avant
tous les autres. Ils leur rebâtissent gratuitement leurs maisons quand
elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays béni de Dieu. Durant tout un
siècle de cent ans, il n'y a pas eu un meurtrier.
Dans les villages âpres au gain et à la moisson, il disait:
--Voyez ceux d'Embrun. Si un père de famille, au temps de la récolte, a
ses fils au service à l'armée et ses filles en service à la ville, et
qu'il soit malade et empêché, le curé le recommande au prône; et le
dimanche, après la messe, tous les gens du village, hommes, femmes,
enfants, vont dans le champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui
rapportent paille et grain dans son grenier.
Aux familles divisées par des questions d'argent et d'héritage, il
disait:
--Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas
le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le père meurt
dans une famille, les garçons s'en vont chercher fortune, et laissent le
bien aux filles, afin qu'elles puissent trouver des maris.
Aux cantons qui ont le goût des procès et où les fermiers se ruinent en
papier timbré, il disait:
--Voyez ces bons paysans de la vallée de Queyras. Ils sont là trois
mille âmes. Mon Dieu! c'est comme une petite république. On n'y connaît
ni le juge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il répartit l'impôt, taxe
chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines
sans honoraires, rend des sentences sans frais; et on lui obéit, parce
que c'est un homme juste parmi des hommes simples.
Aux villages où il ne trouvait pas de maître d'école, il citait encore
ceux de Queyras:
--Savez-vous comment ils font? disait-il. Comme un petit pays de douze
ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des
maîtres d'école payés par toute la vallée qui parcourent les villages,
passant huit jours dans celui-ci, dix dans celui-là, et enseignant. Ces
magisters vont aux foires, où je les ai vus. On les reconnaît à des
plumes à écrire qu'ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui
n'enseignent qu'à lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et
le calcul ont deux plumes; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et
le latin ont trois plumes. Ceux-là sont de grands savants. Mais quelle
honte d'être ignorants! Faites comme les gens de Queyras.
Il parlait ainsi, gravement et paternellement, à défaut d'exemples
inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et
beaucoup d'images, ce qui était l'éloquence même de Jésus-Christ,
convaincu et persuadant.
Chapitre IV
Les oeuvres semblables aux paroles
Sa conversation était affable et gaie. Il se mettait à la portée des
deux vieilles femmes qui passaient leur vie près de lui; quand il riait,
c'était le rire d'un écolier.
Madame Magloire l'appelait volontiers _Votre Grandeur_. Un jour, il se
leva de son fauteuil et alla à sa bibliothèque chercher un livre. Ce
livre était sur un des rayons d'en haut. Comme l'évêque était d'assez
petite taille, il ne put y atteindre.
--Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va
pas jusqu'à cette planche.
Une de ses parentes éloignées, madame la comtesse de Lô, laissait
rarement échapper une occasion d'énumérer en sa présence ce qu'elle
appelait «les espérances» de ses trois fils. Elle avait plusieurs
ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils étaient
naturellement les héritiers. Le plus jeune des trois avait à recueillir
d'une grand'tante cent bonnes mille livres de rentes; le deuxième était
substitué au titre de duc de son oncle; l'aîné devait succéder à la
pairie de son aïeul. L'évêque écoutait habituellement en silence ces
innocents et pardonnables étalages maternels. Une fois pourtant, il
paraissait plus rêveur que de coutume, tandis que madame de Lô
renouvelait le détail de toutes ces successions et de toutes ces
«espérances». Elle s'interrompit avec quelque impatience:
--Mon Dieu, mon cousin! mais à quoi songez-vous donc?
--Je songe, dit l'évêque, à quelque chose de singulier qui est, je
crois, dans saint Augustin: «Mettez votre espérance dans celui auquel on
ne succède point.»
Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du décès d'un
gentilhomme du pays, où s'étalaient en une longue page, outre les
dignités du défunt, toutes les qualifications féodales et nobiliaires de
tous ses parents:
--Quel bon dos a la mort! s'écria-t-il. Quelle admirable charge de
titres on lui fait allègrement porter, et comme il faut que les hommes
aient de l'esprit pour employer ainsi la tombe à la vanité!
Il avait dans l'occasion une raillerie douce qui contenait presque
toujours un sens sérieux. Pendant un carême, un jeune vicaire vint à
Digne et prêcha dans la cathédrale. Il fut assez éloquent. Le sujet de
son sermon était la charité. Il invita les riches à donner aux
indigents, afin d'éviter l'enfer qu'il peignit le plus effroyable qu'il
put et de gagner le paradis qu'il fit désirable et charmant. Il y avait
dans l'auditoire un riche marchand retiré, un peu usurier, nommé M.
Géborand, lequel avait gagné un demi-million à fabriquer de gros draps,
des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Géborand n'avait
fait l'aumône à un malheureux. À partir de ce sermon, on remarqua qu'il
donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de
la cathédrale. Elles étaient six à se partager cela. Un jour, l'évêque
le vit faisant sa charité et dit à sa soeur avec un sourire:
--Voilà monsieur Géborand qui achète pour un sou de paradis.
Quand il s'agissait de charité, il ne se rebutait pas, même devant un
refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient réfléchir. Une fois,
il quêtait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait là le
marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen
d'être tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variété
a existé. L'évêque, arrivé à lui, lui toucha le bras.
--Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose.
Le marquis se retourna et répondit sèchement:
--Monseigneur, j'ai mes pauvres.
--Donnez-les-moi, dit l'évêque.
Un jour, dans la cathédrale, il fit ce sermon.
«Mes très chers frères, mes bons amis, il y a en France treize cent
vingt mille maisons de paysans qui n'ont que trois ouvertures, dix-huit
cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fenêtre, et
enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui n'ont qu'une ouverture,
la porte. Et cela, à cause d'une chose qu'on appelle l'impôt des portes
et fenêtres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des
petits enfants, dans ces logis-là, et voyez les fièvres et les maladies.
Hélas! Dieu donne l'air aux hommes, la loi le leur vend. Je n'accuse pas
la loi, mais je bénis Dieu. Dans l'Isère, dans le Var, dans les deux
Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas même de
brouettes, ils transportent les engrais à dos d'hommes; ils n'ont pas de
chandelles, et ils brûlent des bâtons résineux et des bouts de corde
trempés dans la poix résine. C'est comme cela dans tout le pays haut du
Dauphiné. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la
bouse de vache séchée. L'hiver, ils cassent ce pain à coups de hache et
ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures pour pouvoir le
manger.--Mes frères, ayez pitié! voyez comme on souffre autour de vous.»
Né provençal, il s'était facilement familiarisé avec tous les patois du
midi. Il disait: «_Eh bé! moussu, sès sagé?_» comme dans le bas
Languedoc. «_Onté anaras passa?_» comme dans les basses Alpes. «_Puerte
un bouen moutou embe un bouen froumage grase_», comme dans le haut
Dauphiné. Ceci plaisait au peuple, et n'avait pas peu contribué à lui
donner accès près de tous les esprits. Il était dans la chaumière et
dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus
grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues,
il entrait dans toutes les âmes. Du reste, il était le même pour les
gens du monde et pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien
hâtivement, et sans tenir compte des circonstances environnantes. Il
disait:
--Voyons le chemin par où la faute a passé.
Étant, comme il se qualifiait lui-même en souriant, un _ex-pécheur_, il
n'avait aucun des escarpements du rigorisme, et il professait assez
haut, et sans le froncement de sourcil des vertueux féroces, une
doctrine qu'on pourrait résumer à peu près ainsi:
«L'homme a sur lui la chair qui est tout à la fois son fardeau et sa
tentation. Il la traîne et lui cède.
«Il doit la surveiller, la contenir, la réprimer, et ne lui obéir qu'à
la dernière extrémité. Dans cette obéissance-là, il peut encore y avoir
de la faute; mais la faute, ainsi faite, est vénielle. C'est une chute,
mais une chute sur les genoux, qui peut s'achever en prière.
«Être un saint, c'est l'exception; être un juste, c'est la règle. Errez,
défaillez, péchez, mais soyez des justes.
«Le moins de péché possible, c'est la loi de l'homme. Pas de péché du
tout est le rêve de l'ange. Tout ce qui est terrestre est soumis au
péché. Le péché est une gravitation.»
Quand il voyait tout le monde crier bien fort et s'indigner bien vite:
--Oh! oh! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros
crime que tout le monde commet. Voilà les hypocrisies effarées qui se
dépêchent de protester et de se mettre à couvert.
Il était indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pèse le poids
de la société humaine. Il disait:
--Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des
indigents et des ignorants sont la faute des maris, des pères, des
maîtres, des forts, des riches et des savants.
Il disait encore:
--À ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous
pourrez; la société est coupable de ne pas donner l'instruction gratis;
elle répond de la nuit qu'elle produit. Cette âme est pleine d'ombre, le
péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui y fait le péché, mais
celui qui y a fait l'ombre.
Comme on voit, il avait une manière étrange et à lui de juger les
choses. Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'évangile.
Il entendit un jour conter dans un salon un procès criminel qu'on
instruisait et qu'on allait juger. Un misérable homme, par amour pour
une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, à bout de ressources,
avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie était encore punie de
mort à cette époque. La femme avait été arrêtée émettant la première
pièce fausse fabriquée par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de
preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le
perdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle s'obstina à nier. Sur ce,
le procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé une infidélité
de l'amant, et était parvenu, avec des fragments de lettres savamment
présentés, à persuader à la malheureuse qu'elle avait une rivale et que
cet homme la trompait. Alors, exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé
son amant, tout avoué, tout prouvé. L'homme était perdu. Il allait être
prochainement jugé à Aix avec sa complice. On racontait le fait, et
chacun s'extasiait sur l'habileté du magistrat. En mettant la jalousie
en jeu, il avait fait jaillir la vérité par la colère, il avait fait
sortir la justice de la vengeance. L'évêque écoutait tout cela en
silence. Quand ce fut fini, il demanda:
--Où jugera-t-on cet homme et cette femme?
--À la cour d'assises.
Il reprit:
--Et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi?
Il arriva à Digne une aventure tragique. Un homme fut condamné à mort
pour meurtre. C'était un malheureux pas tout à fait lettré, pas tout à
fait ignorant, qui avait été bateleur dans les foires et écrivain
public. Le procès occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixé pour
l'exécution du condamné, l'aumônier de la prison tomba malade. Il
fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. On
alla chercher le curé. Il paraît qu'il refusa en disant: Cela ne me
regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvée et de ce saltimbanque;
moi aussi, je suis malade; d'ailleurs ce n'est pas là ma place. On
rapporta cette réponse à l'évêque qui dit:
--Monsieur le curé a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne.
Il alla sur-le-champ à la prison, il descendit au cabanon du
«saltimbanque», il l'appela par son nom, lui prit la main et lui parla.
Il passa toute la journée et toute la nuit près de lui, oubliant la
nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l'âme du condamné et priant
le condamné pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vérités qui
sont les plus simples. Il fut père, frère, ami; évêque pour bénir
seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet
homme allait mourir désespéré. La mort était pour lui comme un abîme.
Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il
n'était pas assez ignorant pour être absolument indifférent. Sa
condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte rompu çà et là
autour de lui cette cloison qui nous sépare du mystère des choses et que
nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par
ces brèches fatales, et ne voyait que des ténèbres. L'évêque lui fit
voir une clarté.
Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l'évêque était là.
Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec
sa croix épiscopale au cou, côte à côte avec ce misérable lié de cordes.
Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l'échafaud avec lui. Le
patient, si morne et si accablé la veille, était rayonnant. Il sentait
que son âme était réconciliée et il espérait Dieu. L'évêque l'embrassa,
et, au moment où le couteau allait tomber, il lui dit:
--Celui que l'homme tue, Dieu le ressuscite; celui que les frères
chassent retrouve le Père. Priez, croyez, entrez dans la vie! le Père
est là.
Quand il redescendit de l'échafaud, il avait quelque chose dans son
regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui était le plus
admirable de sa pâleur ou de sa sérénité. En rentrant à cet humble logis
qu'il appelait en souriant son palais, il dit à sa soeur:
--Je viens d'officier pontificalement.
Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les choses les
moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui dirent, en
commentant cette conduite de l'évêque: «C'est de l'affectation.» Ceci ne
fut du reste qu'un propos de salons. Le peuple, qui n'entend pas malice
aux actions saintes, fut attendri et admira.
Quant à l'évêque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc, et il fut
longtemps à s'en remettre.
L'échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose
qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de
mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de
ses yeux une guillotine; mais si l'on en rencontre une, la secousse est
violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns
admirent, comme de Maistre; les autres exècrent, comme Beccaria. La
guillotine est la concrétion de la loi; elle se nomme _vindicte;_ elle
n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit
frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales
dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'échafaud
est vision. L'échafaud n'est pas une charpente, l'échafaud n'est pas une
machine, l'échafaud n'est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer
et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'être qui a je ne sais
quelle sombre initiative; on dirait que cette charpente voit, que cette
machine entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces
cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette l'âme,
l'échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu'il fait. L'échafaud
est le complice du bourreau; il dévore; il mange de la chair, il boit du
sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le
charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie
épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée.
Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde; le lendemain de
l'exécution et beaucoup de jours encore après, l'évêque parut accablé.
La sérénité presque violente du moment funèbre avait disparu: le fantôme
de la justice sociale l'obsédait. Lui qui d'ordinaire revenait de toutes
ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se
fît un reproche. Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à
demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa soeur entendit un
soir et recueillit:
--Je ne croyais pas que cela fût si monstrueux. C'est un tort de
s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi
humaine. La mort n'appartient qu'à Dieu. De quel droit les hommes
touchent-ils à cette chose inconnue?
Avec le temps ces impressions s'atténuèrent, et probablement
s'effacèrent. Cependant on remarqua que l'évêque évitait désormais de
passer sur la place des exécutions. On pouvait appeler M. Myriel à toute
heure au chevet des malades et des mourants. Il n'ignorait pas que là
était son plus grand devoir et son plus grand travail. Les familles
veuves ou orphelines n'avaient pas besoin de le demander, il arrivait de
lui-même. Il savait s'asseoir et se taire de longues heures auprès de
l'homme qui avait perdu la femme qu'il aimait, de la mère qui avait
perdu son enfant. Comme il savait le moment de se taire, il savait aussi
le moment de parler. Ô admirable consolateur! il ne cherchait pas à
effacer la douleur par l'oubli, mais à l'agrandir et à la dignifier par
l'espérance. Il disait:
--Prenez garde à la façon dont vous vous tournez vers les morts. Ne
songez pas à ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous apercevrez la lueur
vivante de votre mort bien-aimé au fond du ciel.
Il savait que la croyance est saine. Il cherchait à conseiller et à
calmer l'homme désespéré en lui indiquant du doigt l'homme résigné, et à
transformer la douleur qui regarde une fosse en lui montrant la douleur
qui regarde une étoile.
Chapitre V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
La vie intérieure de M. Myriel était pleine des mêmes pensées que sa vie
publique. Pour qui eût pu la voir de près, c'eût été un spectacle grave
et charmant que cette pauvreté volontaire dans laquelle vivait M.
l'évêque de Digne.
Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait
peu. Ce court sommeil était profond. Le matin il se recueillait pendant
une heure, puis il disait sa messe, soit à la cathédrale, soit dans son
oratoire. Sa messe dite, il déjeunait d'un pain de seigle trempé dans le
lait de ses vaches. Puis il travaillait.
Un évêque est un homme fort occupé; il faut qu'il reçoive tous les jours
le secrétaire de l'évêché, qui est d'ordinaire un chanoine, presque tous
les jours ses grands vicaires. Il a des congrégations à contrôler, des
privilèges à donner, toute une librairie ecclésiastique à examiner,
paroissiens, catéchismes diocésains, livres d'heures, etc., des
mandements à écrire, des prédications à autoriser, des curés et des
maires à mettre d'accord, une correspondance cléricale, une
correspondance administrative, d'un côté l'état, de l'autre le
Saint-Siège, mille affaires.
Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et son
bréviaire, il le donnait d'abord aux nécessiteux, aux malades et aux
affligés; le temps que les affligés, les malades et les nécessiteux lui
laissaient, il le donnait au travail. Tantôt il bêchait la terre dans
son jardin, tantôt il lisait et écrivait. Il n'avait qu'un mot pour ces
deux sortes de travail; il appelait cela _jardiner_.
--L'esprit est un jardin, disait-il.
À midi, il dînait. Le dîner ressemblait au déjeuner.
Vers deux heures, quand le temps était beau, il sortait et se promenait
à pied dans la campagne ou dans la ville, entrant souvent dans les
masures. On le voyait cheminer seul, tout à ses pensées, l'oeil baissé,
appuyé sur sa longue canne, vêtu de sa douillette violette ouatée et
bien chaude, chaussé de bas violets dans de gros souliers, et coiffé de
son chapeau plat qui laissait passer par ses trois cornes trois glands
d'or à graine d'épinards.
C'était une fête partout où il paraissait. On eût dit que son passage
avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. Les enfants et les
vieillards venaient sur le seuil des portes pour l'évêque comme pour le
soleil. Il bénissait et on le bénissait. On montrait sa maison à
quiconque avait besoin de quelque chose.
Çà et là, il s'arrêtait, parlait aux petits garçons et aux petites
filles et souriait aux mères. Il visitait les pauvres tant qu'il avait
de l'argent; quand il n'en avait plus, il visitait les riches.
Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et qu'il ne
voulait pas qu'on s'en aperçût, il ne sortait jamais dans la ville
autrement qu'avec sa douillette violette. Cela le gênait un peu en été.
Le soir à huit heures et demie il soupait avec sa soeur, madame Magloire
debout derrière eux et les servant à table. Rien de plus frugal que ce
repas. Si pourtant l'évêque avait un de ses curés à souper, madame
Magloire en profitait pour servir à Monseigneur quelque excellent
poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout curé était
un prétexte à bon repas; l'évêque se laissait faire. Hors de là, son
ordinaire ne se composait guère que de légumes cuits dans l'eau et de
soupe à l'huile. Aussi disait-on dans la ville:
--Quand l'évêque fait pas chère de curé, il fait chère de trappiste.
Après son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle
Baptistine et madame Magloire; puis il rentrait dans sa chambre et se
remettait à écrire, tantôt sur des feuilles volantes, tantôt sur la
marge de quelque in-folio. Il était lettré et quelque peu savant. Il a
laissé cinq ou six manuscrits assez curieux; entre autres une
dissertation sur le verset de la Genèse: _Au commencement l'esprit de
Dieu flottait sur les eaux_. Il confronte avec ce verset trois textes:
la version arabe qui dit: _Les vents de Dieu soufflaient;_ Flavius
Josèphe qui dit: _Un vent d'en haut se précipitait sur la terre_, et
enfin la paraphrase chaldaïque d'Onkelos qui porte: _Un vent venant de
Dieu soufflait sur la face des eaux_. Dans une autre dissertation, il
examine les oeuvres théologiques de Hugo, évêque de Ptolémaïs,
arrière-grand-oncle de celui qui écrit ce livre, et il établit qu'il
faut attribuer à cet évêque les divers opuscules publiés, au siècle
dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt.
Parfois au milieu d'une lecture, quel que fût le livre qu'il eût entre
les mains, il tombait tout à coup dans une méditation profonde, d'où il
ne sortait que pour écrire quelques lignes sur les pages mêmes du
volume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec le livre qui les
contient. Nous avons sous les yeux une note écrite par lui sur une des
marges d'un in-quarto intitulé: _Correspondance du lord Germain avec les
généraux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de l'Amérique.
À Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chez Pissot, libraire,
quai des Augustins_.
Voici cette note:
«Ô vous qui êtes!
«L'Ecclésiaste vous nomme Toute-Puissance, les Macchabées vous nomment
Créateur, l'Épître aux Éphésiens vous nomme Liberté, Baruch vous nomme
Immensité, les Psaumes vous nomment Sagesse et Vérité, Jean vous nomme
Lumière, les Rois vous nomment Seigneur, l'Exode vous appelle
Providence, le Lévitique Sainteté, Esdras Justice, la création vous
nomme Dieu, l'homme vous nomme Père; mais Salomon vous nomme
Miséricorde, et c'est là le plus beau de tous vos noms.»
Vers neuf heures du soir, les deux femmes se retiraient et montaient à
leurs chambres au premier, le laissant jusqu'au matin seul au
rez-de-chaussée.
Ici il est nécessaire que nous donnions une idée exacte du logis de M.
l'évêque de Digne.
Chapitre VI
Par qui il faisait garder sa maison
La maison qu'il habitait se composait, nous l'avons dit, d'un
rez-de-chaussée et d'un seul étage: trois pièces au rez-de-chaussée,
trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derrière la maison, un
jardin d'un quart d'arpent. Les deux femmes occupaient le premier.
L'évêque logeait en bas. La première pièce, qui s'ouvrait sur la rue,
lui servait de salle à manger, la deuxième de chambre à coucher, et la
troisième d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer
par la chambre à coucher, et sortir de la chambre à coucher sans passer
par la salle à manger. Dans l'oratoire, au fond, il y avait une alcôve
fermée, avec un lit pour les cas d'hospitalité. M. l'évêque offrait ce
lit aux curés de campagne que des affaires ou les besoins de leur
paroisse amenaient à Digne.
La pharmacie de l'hôpital, petit bâtiment ajouté à la maison et pris sur
le jardin, avait été transformée en cuisine et en cellier.
Il y avait en outre dans le jardin une étable qui était l'ancienne
cuisine de l'hospice et où l'évêque entretenait deux vaches. Quelle que
fût la quantité de lait qu'elles lui donnassent, il en envoyait
invariablement tous les matins la moitié aux malades de l'hôpital.--Je
paye ma dîme, disait-il.
Sa chambre était assez grande et assez difficile à chauffer dans la
mauvaise saison. Comme le bois est très cher à Digne, il avait imaginé
de faire faire dans l'étable à vaches un compartiment fermé d'une
cloison en planches. C'était là qu'il passait ses soirées dans les
grands froids. Il appelait cela son _salon d'hiver_.
Il n'y avait dans ce salon d'hiver, comme dans la salle à manger,
d'autres meubles qu'une table de bois blanc, carrée, et quatre chaises
de paille. La salle à manger était ornée en outre d'un vieux buffet
peint en rose à la détrempe. Du buffet pareil, convenablement habillé de
napperons blancs et de fausses dentelles, l'évêque avait fait l'autel
qui décorait son oratoire.
Ses pénitentes riches et les saintes femmes de Digne s'étaient souvent
cotisées pour faire les frais d'un bel autel neuf à l'oratoire de
monseigneur; il avait chaque fois pris l'argent et l'avait donné aux
pauvres.
--Le plus beau des autels, disait-il, c'est l'âme d'un malheureux
consolé qui remercie Dieu.
Il avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu en paille, et un
fauteuil à bras également en paille dans sa chambre à coucher. Quand par
hasard il recevait sept ou huit personnes à la fois, le préfet, ou le
général, ou l'état-major du régiment en garnison, ou quelques élèves du
petit séminaire, on était obligé d'aller chercher dans l'étable les
chaises du salon d'hiver, dans l'oratoire les prie-Dieu, et le fauteuil
dans la chambre à coucher; de cette façon, on pouvait réunir jusqu'à
onze sièges pour les visiteurs. À chaque nouvelle visite on démeublait
une pièce.
Il arrivait parfois qu'on était douze; alors l'évêque dissimulait
l'embarras de la situation en se tenant debout devant la cheminée si
c'était l'hiver, ou en proposant un tour dans le jardin si c'était
l'été.
Il y avait bien encore dans l'alcôve fermée une chaise, mais elle était
à demi dépaillée et ne portait que sur trois pieds, ce qui faisait
qu'elle ne pouvait servir qu'appuyée contre le mur. Mademoiselle
Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une très grande bergère en
bois jadis doré et revêtue de pékin à fleurs, mais on avait été obligé
de monter cette bergère au premier par la fenêtre, l'escalier étant trop
étroit; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier.
L'ambition de mademoiselle Baptistine eût été de pouvoir acheter un
meuble de salon en velours d'Utrecht jaune à rosaces et en acajou à cou
de cygne, avec canapé. Mais cela eût coûté au moins cinq cents francs,
et, ayant vu qu'elle n'avait réussi à économiser pour cet objet que
quarante-deux francs dix sous en cinq ans, elle avait fini par y
renoncer. D'ailleurs qui est-ce qui atteint son idéal?
Rien de plus simple à se figurer que la chambre à coucher de l'évêque.
Une porte-fenêtre donnant sur le jardin, vis-à-vis le lit; un lit
d'hôpital, en fer avec baldaquin de serge verte; dans l'ombre du lit,
derrière un rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les
anciennes habitudes élégantes de l'homme du monde; deux portes, l'une
près de la cheminée, donnant dans l'oratoire; l'autre, près de la
bibliothèque, donnant dans la salle à manger; la bibliothèque, grande
armoire vitrée pleine de livres; la cheminée, de bois peint en marbre,
habituellement sans feu; dans la cheminée, une paire de chenets en fer
ornés de deux vases à guirlandes et cannelures jadis argentés à l'argent
haché, ce qui était un genre de luxe épiscopal; au-dessus, à l'endroit
où d'ordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre désargenté fixé
sur un velours noir râpé dans un cadre de bois dédoré. Près de la
porte-fenêtre, une grande table avec un encrier, chargée de papiers
confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille.
Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l'oratoire.
Deux portraits dans des cadres ovales étaient accrochés au mur des deux
côtés du lit. De petites inscriptions dorées sur le fond neutre de la
toile à côté des figures indiquaient que les portraits représentaient,
l'un, l'abbé de Chaliot, évêque de Saint-Claude, l'autre, l'abbé
Tourteau, vicaire général d'Agde, abbé de Grand-Champ, ordre de Cîteaux,
diocèse de Chartres. L'évêque, en succédant dans cette chambre aux
malades de l'hôpital, y avait trouvé ces portraits et les y avait
laissés. C'étaient des prêtres, probablement des donateurs: deux motifs
pour qu'il les respectât. Tout ce qu'il savait de ces deux personnages,
c'est qu'ils avaient été nommés par le roi, l'un à son évêché, l'autre à
son bénéfice, le même jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant
décroché les tableaux pour en secouer la poussière, l'évêque avait
trouvé cette particularité écrite d'une encre blanchâtre sur un petit
carré de papier jauni par le temps, collé avec quatre pains à cacheter
derrière le portrait de l'abbé de Grand-Champ.
Il avait à sa fenêtre un antique rideau de grosse étoffe de laine qui
finit par devenir tellement vieux que, pour éviter la dépense d'un neuf,
madame Magloire fut obligée de faire une grande couture au beau milieu.
Cette couture dessinait une croix. L'évêque le faisait souvent
remarquer.
--Comme cela fait bien! disait-il.
Toutes les chambres de la maison, au rez-de-chaussée ainsi qu'au
premier, sans exception, étaient blanchies au lait de chaux, ce qui est
une mode de caserne et d'hôpital.
Cependant, dans les dernières années, madame Magloire retrouva, comme on
le verra plus loin, sous le papier badigeonné, des peintures qui
ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant d'être
l'hôpital, cette maison avait été le parloir aux bourgeois. De là cette
décoration. Les chambres étaient pavées de briques rouges qu'on lavait
toutes les semaines, avec des nattes de paille tressée devant tous les
lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes, était du haut en bas
d'une propreté exquise. C'était le seul luxe que l'évêque permit. Il
disait:
--Cela ne prend rien aux pauvres.
Il faut convenir cependant qu'il lui restait de ce qu'il avait possédé
jadis six couverts d'argent et une grande cuiller à soupe que madame
Magloire regardait tous les jours avec bonheur reluire splendidement sur
la grosse nappe de toile blanche. Et comme nous peignons ici l'évêque de
Digne tel qu'il était, nous devons ajouter qu'il lui était arrivé plus
d'une fois de dire:
--Je renoncerais difficilement à manger dans de l'argenterie.
Il faut ajouter à cette argenterie deux gros flambeaux d'argent massif
qui lui venaient de l'héritage d'une grand'tante. Ces flambeaux
portaient deux bougies de cire et figuraient habituellement sur la
cheminée de l'évêque. Quand il avait quelqu'un à dîner, madame Magloire
allumait les deux bougies et mettait les deux flambeaux sur la table.
Il y avait dans la chambre même de l'évêque, à la tête de son lit, un
petit placard dans lequel madame Magloire serrait chaque soir les six
couverts d'argent et la grande cuiller. Il faut dire qu'on n'en ôtait
jamais la clef.
Le jardin, un peu gâté par les constructions assez laides dont nous
avons parlé, se composait de quatre allées en croix rayonnant autour
d'un puisard; une autre allée faisait tout le tour du jardin et
cheminait le long du mur blanc dont il était enclos. Ces allées
laissaient entre elles quatre carrés bordés de buis. Dans trois, madame
Magloire cultivait des légumes; dans le quatrième, l'évêque avait mis
des fleurs. Il y avait çà et là quelques arbres fruitiers.
Une fois madame Magloire lui avait dit avec une sorte de malice douce:
--Monseigneur, vous qui tirez parti de tout, voilà pourtant un carré
inutile. Il vaudrait mieux avoir là des salades que des bouquets.
--Madame Magloire, répondit l'évêque, vous vous trompez. Le beau est
aussi utile que l'utile.
Il ajouta après un silence:
--Plus peut-être.
Ce carré, composé de trois ou quatre plates-bandes, occupait M. l'évêque
presque autant que ses livres. Il y passait volontiers une heure ou
deux, coupant, sarclant, et piquant çà et là des trous en terre où il
mettait des graines. Il n'était pas aussi hostile aux insectes qu'un
jardinier l'eût voulu. Du reste, aucune prétention à la botanique; il
ignorait les groupes et le solidisme; il ne cherchait pas le moins du
monde à décider entre Tournefort et la méthode naturelle; il ne prenait
parti ni pour les utricules contre les cotylédons, ni pour Jussieu
contre Linné. Il n'étudiait pas les plantes; il aimait les fleurs. Il
respectait beaucoup les savants, il respectait encore plus les
ignorants, et, sans jamais manquer à ces deux respects, il arrosait ses
plates-bandes chaque soir d'été avec un arrosoir de fer-blanc peint en
vert.
La maison n'avait pas une porte qui fermât à clef. La porte de la salle
à manger qui, nous l'avons dit, donnait de plain-pied sur la place de la
cathédrale, était jadis armée de serrures et de verrous comme une porte
de prison. L'évêque avait fait ôter toutes ces ferrures, et cette porte,
la nuit comme le jour, n'était fermée qu'au loquet. Le premier passant
venu, à quelque heure que ce fût, n'avait qu'à la pousser. Dans les
commencements, les deux femmes avaient été fort tourmentées de cette
porte jamais close; mais M. de Digne leur avait dit:
--Faites mettre des verrous à vos chambres, si cela vous plaît.
Elles avaient fini par partager sa confiance ou du moins par faire comme
si elles la partageaient. Madame Magloire seule avait de temps en temps
des frayeurs. Pour ce qui est de l'évêque, on peut trouver sa pensée
expliquée ou du moins indiquée dans ces trois lignes écrites par lui sur
la marge d'une bible: «Voici la nuance: la porte du médecin ne doit
jamais être fermée; la porte du prêtre doit toujours être ouverte.» Sur
un autre livre, intitulé _Philosophie de la science médicale_, il avait
écrit cette autre note: «Est-ce que je ne suis pas médecin comme eux?
Moi aussi j'ai mes malades; d'abord j'ai les leurs, qu'ils appellent les
malades; et puis j'ai les miens, que j'appelle les malheureux.»
Ailleurs encore il avait écrit: «Ne demandez pas son nom à qui vous
demande un gîte. C'est surtout celui-là que son nom embarrasse qui a
besoin d'asile.»
Il advint qu'un digne curé, je ne sais plus si c'était le curé de
Couloubroux ou le curé de Pompierry, s'avisa de lui demander un jour,
probablement à l'instigation de madame Magloire, si Monseigneur était
bien sûr de ne pas commettre jusqu'à un certain point une imprudence en
laissant jour et nuit sa porte ouverte à la disposition de qui voulait
entrer, et s'il ne craignait pas enfin qu'il n'arrivât quelque malheur
dans une maison si peu gardée. L'évêque lui toucha l'épaule avec une
gravité douce et lui dit:--_Nisi Dominus custodierit domum, in vanum
vigilant qui custodiunt eam_.
Puis il parla d'autre chose.
Il disait assez volontiers:
--Il y a la bravoure du prêtre comme il y a la bravoure du colonel de
dragons. Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être tranquille.
Chapitre VII
Cravatte
Ici se place naturellement un fait que nous ne devons pas omettre, car
il est de ceux qui font le mieux voir quel homme c'était que M. l'évêque
de Digne.
Après la destruction de la bande de Gaspard Bès qui avait infesté les
gorges d'Ollioules, un de ses lieutenants, Cravatte, se réfugia dans la
montagne. Il se cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe
de Gaspard Bès, dans le comté de Nice, puis gagna le Piémont, et tout à
coup reparut en France, du côté de Barcelonnette. On le vit à Jauziers
d'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du
Joug-de-l'Aigle, et de là il descendait vers les hameaux et les villages
par les ravins de l'Ubaye et de l'Ubayette. Il osa même pousser jusqu'à
Embrun, pénétra une nuit dans la cathédrale et dévalisa la sacristie.
Ses brigandages désolaient le pays. On mit la gendarmerie à ses
trousses, mais en vain. Il échappait toujours; quelquefois il résistait
de vive force. C'était un hardi misérable. Au milieu de toute cette
terreur, l'évêque arriva. Il faisait sa tournée. Au Chastelar, le maire
vint le trouver et l'engagea à rebrousser chemin. Cravatte tenait la
montagne jusqu'à l'Arche, et au-delà. Il y avait danger, même avec une
escorte. C'était exposer inutilement trois ou quatre malheureux
gendarmes.
--Aussi, dit l'évêque, je compte aller sans escorte.
--Y pensez-vous, monseigneur? s'écria le maire.
--J'y pense tellement, que je refuse absolument les gendarmes et que je
vais partir dans une heure.
--Partir?
--Partir.
--Seul?
--Seul.
--Monseigneur! vous ne ferez pas cela.
--Il y a là, dans la montagne, reprit l'évêque, une humble petite
commune grande comme ça, que je n'ai pas vue depuis trois ans. Ce sont
mes bons amis. De doux et honnêtes bergers. Ils possèdent une chèvre sur
trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de
diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites
flûtes à six trous. Ils ont besoin qu'on leur parle de temps en temps du
bon Dieu. Que diraient-ils d'un évêque qui a peur? Que diraient-ils si
je n'y allais pas?
--Mais, monseigneur, les brigands! Si vous rencontrez les brigands!
--Tiens, dit l'évêque, j'y songe. Vous avez raison. Je puis les
rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin qu'on leur parle du bon Dieu.
--Monseigneur! mais c'est une bande! c'est un troupeau de loups!
--Monsieur le maire, c'est peut-être précisément de ce troupeau que
Jésus me fait le pasteur. Qui sait les voies de la Providence?
--Monseigneur, ils vous dévaliseront.
--Je n'ai rien.
--Ils vous tueront.
--Un vieux bonhomme de prêtre qui passe en marmottant ses momeries? Bah!
à quoi bon?
--Ah! mon Dieu! si vous alliez les rencontrer!
--Je leur demanderai l'aumône pour mes pauvres.
--Monseigneur, n'y allez pas, au nom du ciel! vous exposez votre vie.
--Monsieur le maire, dit l'évêque, n'est-ce décidément que cela? Je ne
suis pas en ce monde pour garder ma vie, mais pour garder les âmes.
Il fallut le laisser faire. Il partit, accompagné seulement d'un enfant
qui s'offrit à lui servir de guide. Son obstination fit bruit dans le
pays, et effraya très fort.
Il ne voulut emmener ni sa soeur ni madame Magloire. Il traversa la
montagne à mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses
«bons amis» les bergers. Il y resta quinze jours, prêchant,
administrant, enseignant, moralisant. Lorsqu'il fut proche de son
départ, il résolut de chanter pontificalement un _Te Deum_. Il en parla
au curé. Mais comment faire? pas d'ornements épiscopaux. On ne pouvait
mettre à sa disposition qu'une chétive sacristie de village avec
quelques vieilles chasubles de damas usé ornées de galons faux.
--Bah! dit l'évêque. Monsieur le curé, annonçons toujours au prône notre
_Te Deum_. Cela s'arrangera.
On chercha dans les églises d'alentour. Toutes les magnificences de ces
humbles paroisses réunies n'auraient pas suffi à vêtir convenablement un
chantre de cathédrale. Comme on était dans cet embarras, une grande
caisse fut apportée et déposée au presbytère pour M. l'évêque par deux
cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit la caisse;
elle contenait une chape de drap d'or, une mitre ornée de diamants, une
croix archiépiscopale, une crosse magnifique, tous les vêtements
pontificaux volés un mois auparavant au trésor de Notre-Dame d'Embrun.
Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel étaient écrits ces mots:
_Cravatte à monseigneur Bienvenu_.
--Quand je disais que cela s'arrangerait! dit l'évêque.
Puis il ajouta en souriant:
--À qui se contente d'un surplis de curé, Dieu envoie une chape
d'archevêque.
--Monseigneur, murmura le curé en hochant la tête avec un sourire, Dieu,
ou le diable.
L'évêque regarda fixement le curé et reprit avec autorité:
--Dieu!
Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la route, on venait le
regarder par curiosité. Il retrouva au presbytère du Chastelar
mademoiselle Baptistine et madame Magloire qui l'attendaient, et il dit
à sa soeur:
--Eh bien, avais-je raison? Le pauvre prêtre est allé chez ces pauvres
montagnards les mains vides, il en revient les mains pleines. J'étais
parti n'emportant que ma confiance en Dieu; je rapporte le trésor d'une
cathédrale.
Le soir, avant de se coucher, il dit encore:
--Ne craignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont là les
dangers du dehors, les petits dangers. Craignons-nous nous-mêmes. Les
préjugés, voilà les voleurs; les vices, voilà les meurtriers. Les grands
dangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui menace notre tête ou
notre bourse! Ne songeons qu'à ce qui menace notre âme.
Puis se tournant vers sa soeur:
--Ma soeur, de la part du prêtre jamais de précaution contre le
prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous à prier
Dieu quand nous croyons qu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non
pour nous, mais pour que notre frère ne tombe pas en faute à notre
occasion.
Du reste, les événements étaient rares dans son existence. Nous
racontons ceux que nous savons; mais d'ordinaire il passait sa vie à
faire toujours les mêmes choses aux mêmes moments. Un mois de son année
ressemblait à une heure de sa journée.
Quant à ce que devint «le trésor» de la cathédrale d'Embrun, on nous
embarrasserait de nous interroger là-dessus. C'étaient là de bien belles
choses, et bien tentantes, et bien bonnes à voler au profit des
malheureux. Volées, elles l'étaient déjà d'ailleurs. La moitié de
l'aventure était accomplie; il ne restait plus qu'à changer la direction
du vol, et qu'à lui faire faire un petit bout de chemin du côté des
pauvres. Nous n'affirmons rien du reste à ce sujet. Seulement on a
trouvé dans les papiers de l'évêque une note assez obscure qui se
rapporte peut-être à cette affaire, et qui est ainsi conçue: _La
question est de savoir si cela doit faire retour à la cathédrale ou à
l'hôpital_.
Chapitre VIII
Philosophie après boire
Le sénateur dont il a été parlé plus haut était un homme entendu qui
avait fait son chemin avec une rectitude inattentive à toutes ces
rencontres qui font obstacle et qu'on nomme conscience, foi jurée,
justice, devoir; il avait marché droit à son but et sans broncher une
seule fois dans la ligne de son avancement et de son intérêt. C'était un
ancien procureur, attendri par le succès, pas méchant homme du tout,
rendant tous les petits services qu'il pouvait à ses fils, à ses
gendres, à ses parents, même à des amis; ayant sagement pris de la vie
les bons côtés, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui
semblait assez bête. Il était spirituel, et juste assez lettré pour se
croire un disciple d'Épicure en n'étant peut-être qu'un produit de
Pigault-Lebrun. Il riait volontiers, et agréablement, des choses
infinies et éternelles, et des «billevesées du bonhomme évêque». Il en
riait quelquefois, avec une aimable autorité, devant M. Myriel lui-même,
qui écoutait.
À je ne sais plus quelle cérémonie demi-officielle, le comte*** (ce
sénateur) et M. Myriel durent dîner chez le préfet. Au dessert, le
sénateur, un peu égayé, quoique toujours digne, s'écria:
--Parbleu, monsieur l'évêque, causons. Un sénateur et un évêque se
regardent difficilement sans cligner de l'oeil. Nous sommes deux
augures. Je vais vous faire un aveu. J'ai ma philosophie.
--Et vous avez raison, répondit l'évêque. Comme on fait sa philosophie
on se couche. Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur.
Le sénateur, encouragé, reprit:
--Soyons bons enfants.
--Bons diables même, dit l'évêque.
--Je vous déclare, reprit le sénateur, que le marquis d'Argens, Pyrrhon,
Hobbes et M. Naigeon ne sont pas des maroufles. J'ai dans ma
bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche.
--Comme vous-même, monsieur le comte, interrompit l'évêque.
Le sénateur poursuivit:
--Je hais Diderot; c'est un idéologue, un déclamateur et un
révolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire.
Voltaire s'est moqué de Needham, et il a eu tort; car les anguilles de
Needham prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une
cuillerée de pâte de farine supplée le _fiat lux_. Supposez la goutte
plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. L'homme,
c'est l'anguille. Alors à quoi bon le Père éternel? Monsieur l'évêque,
l'hypothèse Jéhovah me fatigue. Elle n'est bonne qu'à produire des gens
maigres qui songent creux. À bas ce grand Tout qui me tracasse! Vive
Zéro qui me laisse tranquille! De vous à moi, et pour vider mon sac, et
pour me confesser à mon pasteur comme il convient, je vous avoue que
j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jésus qui prêche à tout
bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil d'avare à des
gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! à quoi? Je ne vois pas qu'un
loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature.
Nous sommes au sommet; ayons la philosophie supérieure. Que sert d'être
en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres?
Vivons gaîment. La vie, c'est tout. Que l'homme ait un autre avenir,
ailleurs, là-haut, là-bas, quelque part, je n'en crois pas un traître
mot. Ah! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois
prendre garde à tout ce que je fais, il faut que je me casse la tête sur
le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le _fas_ et le
_nefas_. Pourquoi? parce que j'aurai à rendre compte de mes actions.
Quand? après ma mort. Quel bon rêve! Après ma mort, bien fin qui me
pincera. Faites donc saisir une poignée de cendre par une main d'ombre.
Disons le vrai, nous qui sommes des initiés et qui avons levé la jupe
d'Isis: il n'y a ni bien, ni mal; il y a de la végétation. Cherchons le
réel. Creusons tout à fait. Allons au fond, que diable! Il faut flairer
la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des
joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carré par
la base, moi. Monsieur l'évêque, l'immortalité de l'homme est un
écoute-s'il-pleut. Oh! la charmante promesse! Fiez-vous-y. Le bon billet
qu'a Adam! On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux
omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les
bienheureux iront d'un astre à l'autre? Soit. On sera les sauterelles
des étoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces
paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le
_Moniteur_, parbleu! mais je le chuchote entre amis. _Inter pocula_.
Sacrifier la terre au paradis, c'est lâcher la proie pour l'ombre. Être
dupe de l'infini! pas si bête. Je suis néant. Je m'appelle monsieur le
comte Néant, sénateur. Étais-je avant ma naissance? Non. Serai-je après
ma mort? Non. Que suis-je? un peu de poussière agrégée par un organisme.
Qu'ai-je à faire sur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Où
me mènera la souffrance? Au néant. Mais j'aurai souffert. Où me mènera
la jouissance? Au néant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut
être mangeant ou mangé. Je mange. Mieux vaut être la dent que l'herbe.
Telle est ma sagesse. Après quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur
est là, le Panthéon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou.
Fin. _Finis_. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de
l'évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait là
quelqu'un qui ait quelque chose à me dire, je ris d'y songer. Invention
de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes.
Non, notre lendemain est de la nuit. Derrière la tombe, il n'y a plus
que des néants égaux. Vous avez été Sardanapale, vous avez été Vincent
de Paul, cela fait le même rien. Voilà le vrai. Donc vivez, par-dessus
tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vérité, je vous le
dis, monsieur l'évêque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je
ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Après ça, il faut bien
quelque chose à ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit,
aux misérables. On leur donne à gober les légendes, les chimères, l'âme,
l'immortalité, le paradis, les étoiles. Ils mâchent cela. Ils le mettent
sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon Dieu. C'est bien le moins. Je
n'y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon
Dieu est bon pour le peuple.
L'évêque battit des mains.
--Voilà parler! s'écria-t-il. L'excellente chose, et vraiment
merveilleuse, que ce matérialisme-là! Ne l'a pas qui veut. Ah! quand on
l'a, on n'est plus dupe; on ne se laisse pas bêtement exiler comme
Caton, ni lapider comme Étienne, ni brûler vif comme Jeanne d'Arc. Ceux
qui ont réussi à se procurer ce matérialisme admirable ont la joie de se
sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent dévorer tout, sans
inquiétude, les places, les sinécures, les dignités, le pouvoir bien ou
mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les
savoureuses capitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la
tombe, leur digestion faite. Comme c'est agréable! Je ne dis pas cela
pour vous, monsieur le sénateur. Cependant il m'est impossible de ne
point vous féliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le
dites, une philosophie à vous et pour vous, exquise, raffinée,
accessible aux riches seuls, bonne à toutes les sauces, assaisonnant
admirablement les voluptés de la vie. Cette philosophie est prise dans
les profondeurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Mais vous êtes
bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu
soit la philosophie du peuple, à peu près comme l'oie aux marrons est la
dinde aux truffes du pauvre.
Chapitre IX
Le frère raconté par la soeur
Pour donner une idée du ménage intérieur de M. l'évêque de Digne et de
la façon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions,
leurs pensées, même leurs instincts de femmes aisément effrayées, aux
habitudes et aux intentions de l'évêque, sans qu'il eût même à prendre
la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de
transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine à madame la
vicomtesse de Boischevron, son amie d'enfance. Cette lettre est entre
nos mains.
«Digne, 16 décembre 18....
«Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de
vous. C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus.
Figurez-vous qu'en lavant et époussetant les plafonds et les murs,
madame Magloire a fait des découvertes; maintenant nos deux chambres
tapissées de vieux papier blanchi à la chaux ne dépareraient pas un
château dans le genre du vôtre. Madame Magloire a déchiré tout le
papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, où il n'y a pas de
meubles, et dont nous nous servons pour étendre le linge après les
lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrés, un plafond
peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'était
recouvert d'une toile, du temps que c'était l'hôpital. Enfin des
boiseries du temps de nos grand'mères. Mais c'est ma chambre qu'il faut
voir. Madame Magloire a découvert, sous au moins dix papiers collés
dessus, des peintures, sans être bonnes, qui peuvent se supporter. C'est
Télémaque reçu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins.
Le nom m'échappe. Enfin où les dames romaines se rendaient une seule
nuit. Que vous dirai-je? j'ai des romains, des romaines (_ici un mot
illisible_), et toute la suite. Madame Magloire a débarbouillé tout
cela, et cet été elle va réparer quelques petites avaries, revenir le
tout, et ma chambre sera un vrai musée. Elle a trouvé aussi dans un coin
du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux écus
de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux
pauvres; d'ailleurs c'est fort laid, et j'aimerais mieux une table ronde
en acajou.
«Je suis toujours bien heureuse. Mon frère est si bon. Il donne tout ce
qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes très gênés. Le pays
est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui
manquent. Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce
sont de grandes douceurs.
«Mon frère a ses habitudes à lui. Quand il cause, il dit qu'un évêque
doit être ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n'est jamais
fermée. Entre qui veut, et l'on est tout de suite chez mon frère. Il ne
craint rien, même la nuit. C'est là sa bravoure à lui, comme il dit.
«Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne.
Il s'expose à tous les dangers, et il ne veut même pas que nous ayons
l'air de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre.
«Il sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage en hiver. Il n'a
pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres.
«L'an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. Il n'a pas
voulu nous emmener. Il est resté quinze jours absent. À son retour, il
n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit:
"Voilà comme on m'a volé!" Et il a ouvert une malle pleine de tous les
bijoux de la cathédrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnés.
«Cette fois-là, en revenant, comme j'étais allée à sa rencontre à deux
lieues avec d'autres de ses amis, je n'ai pu m'empêcher de le gronder un
peu, en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du
bruit, afin que personne autre ne pût entendre.
«Dans les premiers temps, je me disais: il n'y a pas de dangers qui
l'arrêtent, il est terrible. À présent j'ai fini par m'y accoutumer. Je
fais signe à madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se
risque comme il veut. Moi j'emmène madame Magloire, je rentre dans ma
chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que
je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en
irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. Madame Magloire a eu
plus de peine que moi à s'habituer à ce qu'elle appelait ses
imprudences. Mais à présent le pli est pris. Nous prions toutes les
deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable
entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Après tout, que
craignons-nous dans cette maison? Il y a toujours quelqu'un avec nous,
qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu
l'habite.
«Voilà qui me suffit. Mon frère n'a plus même besoin de me dire un mot
maintenant. Je le comprends sans qu'il parle, et nous nous abandonnons à
la Providence.
«Voilà comme il faut être avec un homme qui a du grand dans l'esprit.
«J'ai questionné mon frère pour le renseignement que vous me demandez
sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des
souvenirs, car il est toujours très bon royaliste. C'est de vrai une
très ancienne famille normande de la généralité de Caen. Il y a cinq
cents ans d'un Raoul de Faux, d'un Jean de Faux et d'un Thomas de Faux,
qui étaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier
était Guy-Étienne-Alexandre, et était maître de camp, et quelque chose
dans les chevaux-légers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a épousé
Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France,
colonel des gardes françaises et lieutenant général des armées. On écrit
Faux, Fauq et Faoucq.
«Bonne madame, recommandez-nous aux prières de votre saint parent, M. le
cardinal. Quant à votre chère Sylvanie, elle a bien fait de ne pas
prendre les courts instants qu'elle passe près de vous pour m'écrire.
Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m'aime toujours. C'est
tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrivé. Je m'en trouve
heureuse. Ma santé n'est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous
les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous
quitter. Mille bonnes choses.
«Baptistine.
«P. S. Madame votre belle-soeur est toujours ici avec sa jeune famille.
Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous qu'il a cinq ans bientôt!
Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouillères, et
il disait: "Qu'est-ce qu'il a donc aux genoux?" Il est si gentil, cet
enfant! Son petit frère traîne un vieux balai dans l'appartement comme
une voiture, et dit: "Hu!"
»Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier
aux façons d'être de l'évêque avec ce génie particulier de la femme qui
comprend l'homme mieux que l'homme ne se comprend. L'évêque de Digne,
sous cet air doux et candide qui ne se démentait jamais, faisait parfois
des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paraître même s'en
douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire.
Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant; jamais
pendant ni après. Jamais on ne le troublait, ne fût-ce que par un signe,
dans une action commencée. À de certains moments, sans qu'il eût besoin
de le dire, lorsqu'il n'en avait peut-être pas lui-même conscience, tant
sa simplicité était parfaite, elles sentaient vaguement qu'il agissait
comme évêque; alors elles n'étaient plus que deux ombres dans la maison.
Elles le servaient passivement, et, si c'était obéir que de disparaître,
elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable délicatesse
d'instinct, que certaines sollicitudes peuvent gêner. Aussi, même le
croyant en péril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pensée, mais sa
nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient à
Dieu.
D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de
son frère serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle
le savait.
Chapitre X
L'évêque en présence d'une lumière inconnue
À une époque un peu postérieure à la date de la lettre citée dans les
pages précédentes, il fit une chose, à en croire toute la ville, plus
risquée encore que sa promenade à travers les montagnes des bandits. Il
y avait près de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire.
Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien
conventionnel. Il se nommait G.
On parlait du conventionnel G. dans le petit monde de Digne avec une
sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait
du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait: citoyen. Cet homme était à
peu près un monstre. Il n'avait pas voté la mort du roi, mais presque.
C'était un quasi-régicide. Il avait été terrible. Comment, au retour des
princes légitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-là devant une cour
prévôtale? On ne lui eût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de
la clémence, soit; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin!
etc., etc. C'était un athée d'ailleurs, comme tous ces
gens-là.--Commérages des oies sur le vautour.
Était-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce
qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas voté la mort du
roi, il n'avait pas été compris dans les décrets d'exil et avait pu
rester en France.
Il habitait, à trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau,
loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon très
sauvage. Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un
repaire. Pas de voisins; pas même de passants. Depuis qu'il demeurait
dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe.
On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. Pourtant
l'évêque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon à l'endroit
où un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il
disait:
--Il y a là une âme qui est seule.
Et au fond de sa pensée il ajoutait: «Je lui dois ma visite.»
Mais, avouons-le, cette idée, au premier abord naturelle, lui
apparaissait, après un moment de réflexion, comme étrange et impossible,
et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression
générale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendît
clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontière de la haine
et qu'exprime si bien le mot éloignement.
Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non.
Mais quelle brebis!
Le bon évêque était perplexe. Quelquefois il allait de ce côté-là, puis
il revenait. Un jour enfin le bruit se répandit dans la ville qu'une
façon de jeune pâtre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge était
venu chercher un médecin; que le vieux scélérat se mourait, que la
paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit.
--Dieu merci! ajoutaient quelques-uns.
L'évêque prit son bâton, mit son pardessus à cause de sa soutane un peu
trop usée, comme nous l'avons dit, et aussi à cause du vent du soir qui
ne devait pas tarder à souffler, et partit.
Le soleil déclinait et touchait presque à l'horizon, quand l'évêque
arriva à l'endroit excommunié. Il reconnut avec un certain battement de
coeur qu'il était près de la tanière. Il enjamba un fossé, franchit une
haie, leva un échalier, entra dans un courtil délabré, fit quelques pas
assez hardiment, et tout à coup, au fond de la friche, derrière une
haute broussaille, il aperçut la caverne.
C'était une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une
treille clouée à la façade.
Devant la porte, dans une vieille chaise à roulettes, fauteuil du
paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil.
Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit
pâtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait.
Pendant que l'évêque regardait, le vieillard éleva la voix:
--Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien.
Et son sourire quitta le soleil pour s'arrêter sur l'enfant.
L'évêque s'avança. Au bruit qu'il fit en marchant, le vieux homme assis
tourna la tête, et son visage exprima toute la quantité de surprise
qu'on peut avoir après une longue vie.
--Depuis que je suis ici, dit-il, voilà la première fois qu'on entre
chez moi. Qui êtes-vous, monsieur?
L'évêque répondit:
--Je me nomme Bienvenu Myriel.
--Bienvenu Myriel! j'ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c'est vous
que le peuple appelle monseigneur Bienvenu?
--C'est moi.
Le vieillard reprit avec un demi-sourire:
--En ce cas, vous êtes mon évêque?
--Un peu.
--Entrez, monsieur.
Le conventionnel tendit la main à l'évêque, mais l'évêque ne la prit
pas. L'évêque se borna à dire:
--Je suis satisfait de voir qu'on m'avait trompé. Vous ne me semblez,
certes, pas malade.
--Monsieur, répondit le vieillard, je vais guérir.
Il fit une pause et dit:
--Je mourrai dans trois heures.
Puis il reprit:
--Je suis un peu médecin; je sais de quelle façon la dernière heure
vient. Hier, je n'avais que les pieds froids; aujourd'hui, le froid a
gagné les genoux; maintenant je le sens qui monte jusqu'à la ceinture;
quand il sera au coeur, je m'arrêterai. Le soleil est beau, n'est-ce
pas? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup d'oeil sur
les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites
bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce
moment-là ait des témoins. On a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'à
l'aube. Mais je sais que j'en ai à peine pour trois heures. Il fera
nuit. Au fait, qu'importe! Finir est une affaire simple. On n'a pas
besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai à la belle étoile.
Le vieillard se tourna vers le pâtre.
--Toi, va te coucher. Tu as veillé l'autre nuit. Tu es fatigué.
L'enfant rentra dans la cabane.
Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant à lui-même:
--Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon
voisinage.
L'évêque n'était pas ému comme il semble qu'il aurait pu l'être. Il ne
croyait pas sentir Dieu dans cette façon de mourir. Disons tout, car les
petites contradictions des grands coeurs veulent être indiquées comme le
reste, lui qui, dans l'occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il
était quelque peu choqué de ne pas être appelé monseigneur, et il était
presque tenté de répliquer: citoyen. Il lui vint une velléité de
familiarité bourrue, assez ordinaire aux médecins et aux prêtres, mais
qui ne lui était pas habituelle, à lui. Cet homme, après tout, ce
conventionnel, ce représentant du peuple, avait été un puissant de la
terre; pour la première fois de sa vie peut-être, l'évêque se sentit en
humeur de sévérité.
Le conventionnel cependant le considérait avec une cordialité modeste,
où l'on eût pu démêler l'humilité qui sied quand on est si près de sa
mise en poussière.
L'évêque, de son côté, quoiqu'il se gardât ordinairement de la
curiosité, laquelle, selon lui, était contiguë à l'offense, ne pouvait
s'empêcher d'examiner le conventionnel avec une attention qui, n'ayant
pas sa source dans la sympathie, lui eût été probablement reprochée par
sa conscience vis-à-vis de tout autre homme. Un conventionnel lui
faisait un peu l'effet d'être hors la loi, même hors la loi de charité.
G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, était un de ces
grands octogénaires qui font l'étonnement du physiologiste. La
révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l'époque. On
sentait dans ce vieillard l'homme à l'épreuve. Si près de sa fin, il
avait conservé tous les gestes de la santé. Il y avait dans son coup
d'oeil clair, dans son accent ferme, dans son robuste mouvement
d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azraël, l'ange mahométan du
sépulcre, eût rebroussé chemin et eût cru se tromper de porte. G.
semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la liberté
dans son agonie. Les jambes seulement étaient immobiles. Les ténèbres le
tenaient par là. Les pieds étaient morts et froids, et la tête vivait de
toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumière. G., en ce
grave moment, ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut,
marbre par en bas.
Une pierre était là. L'évêque s'y assit. L'exorde fut _ex abrupto_.
--Je vous félicite, dit-il du ton dont on réprimande. Vous n'avez
toujours pas voté la mort du roi.
Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer caché dans
ce mot: toujours. Il répondit. Tout sourire avait disparu de sa face.
--Ne me félicitez pas trop, monsieur; j'ai voté la fin du tyran.
C'était l'accent austère en présence de l'accent sévère.
--Que voulez-vous dire? reprit l'évêque.
--Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai voté la fin de
ce tyran-là. Ce tyran-là a engendré la royauté qui est l'autorité prise
dans le faux, tandis que la science est l'autorité prise dans le vrai.
L'homme ne doit être gouverné que par la science.
--Et la conscience, ajouta l'évêque.
--C'est la même chose. La conscience, c'est la quantité de science innée
que nous avons en nous.
Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné, ce langage très nouveau
pour lui. Le conventionnel poursuivit:
--Quant à Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer
un homme; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai voté la
fin du tyran. C'est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la
fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En
votant la république, j'ai voté cela. J'ai voté la fraternité, la
concorde, l'aurore! J'ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs.
Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. Nous
avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase
des misères, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne
de joie.
--Joie mêlée, dit l'évêque.
--Vous pourriez dire joie troublée, et aujourd'hui, après ce fatal
retour du passé qu'on nomme 1814, joie disparue. Hélas, l'oeuvre a été
incomplète, j'en conviens; nous avons démoli l'ancien régime dans les
faits, nous n'avons pu entièrement le supprimer dans les idées. Détruire
les abus, cela ne suffit pas; il faut modifier les moeurs. Le moulin n'y
est plus, le vent y est encore.
--Vous avez démoli. Démolir peut être utile; mais je me défie d'une
démolition compliquée de colère.
--Le droit a sa colère, monsieur l'évêque, et la colère du droit est un
élément du progrès. N'importe, et quoi qu'on en dise, la révolution
française est le plus puissant pas du genre humain depuis l'avènement du
Christ. Incomplète, soit; mais sublime. Elle a dégagé toutes les
inconnues sociales. Elle a adouci les esprits; elle a calmé, apaisé,
éclairé; elle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. Elle
a été bonne. La révolution française, c'est le sacre de l'humanité.
L'évêque ne put s'empêcher de murmurer:
--Oui? 93!
Le conventionnel se dressa sur sa chaise avec une solennité presque
lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écria:
--Ah! vous y voilà! 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage s'est formé
pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous
faites le procès au coup de tonnerre.
L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui
était atteint. Pourtant il fit bonne contenance. Il répondit:
--Le juge parle au nom de la justice; le prêtre parle au nom de la
pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée. Un coup de
tonnerre ne doit pas se tromper.
Et il ajouta en regardant fixement le conventionnel.
--Louis XVII?
Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque:
--Louis XVII! Voyons, sur qui pleurez-vous? Est-ce sur l'enfant
innocent? alors, soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal?
je demande à réfléchir. Pour moi, le frère de Cartouche, enfant
innocent, pendu sous les aisselles en place de Grève jusqu'à ce que mort
s'ensuive, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche, n'est
pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant innocent,
martyrisé dans la tour du Temple pour le seul crime d'avoir été le
petit-fils de Louis XV.
--Monsieur, dit l'évêque, je n'aime pas ces rapprochements de noms.
--Cartouche? Louis XV? pour lequel des deux réclamez-vous?
Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être venu,
et pourtant il se sentait vaguement et étrangement ébranlé.
Le conventionnel reprit:
--Ah! monsieur le prêtre, vous n'aimez pas les crudités du vrai. Christ
les aimait, lui. Il prenait une verge et il époussetait le temple. Son
fouet plein d'éclairs était un rude diseur de vérités. Quand il
s'écriait: _Sinite parvulos_..., il ne distinguait pas entre les petits
enfants. Il ne se fût pas gêné de rapprocher le dauphin de Barabbas du
dauphin d'Hérode. Monsieur, l'innocence est sa couronne à elle-même.
L'innocence n'a que faire d'être altesse. Elle est aussi auguste
déguenillée que fleurdelysée.
--C'est vrai, dit l'évêque à voix basse.
--J'insiste, continua le conventionnel G. Vous m'avez nommé Louis XVII.
Entendons-nous. Pleurons-nous sur tous les innocents, sur tous les
martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en
haut? J'en suis. Mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus
haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos larmes.
Je pleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vous
pleuriez avec moi sur les petits du peuple.
--Je pleure sur tous, dit l'évêque.
--Également! s'écria G., et si la balance doit pencher, que ce soit du
côté du peuple. Il y a plus longtemps qu'il souffre.
Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. Il se
souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index replié un peu de
sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on juge,
et interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les énergies de
l'agonie. Ce fut presque une explosion.
--Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre. Et puis, tenez,
ce n'est pas tout cela, que venez-vous me questionner et me parler de
Louis XVII? Je ne vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce
pays, j'ai vécu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors,
ne vient personne que cet enfant qui m'aide. Votre nom est, il est vrai,
arrivé confusément jusqu'à moi, et, je dois le dire, pas très mal
prononcé; mais cela ne signifie rien; les gens habiles ont tant de
manières d'en faire accroire à ce brave bonhomme de peuple. À propos, je
n'ai pas entendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans doute
laissée derrière le taillis, là-bas, à l'embranchement de la route. Je
ne vous connais pas, vous dis-je. Vous m'avez dit que vous étiez
l'évêque, mais cela ne me renseigne point sur votre personne morale. En
somme, je vous répète ma question. Qui êtes-vous? Vous êtes un évêque,
c'est-à-dire un prince de l'église, un de ces hommes dorés, armoriés,
rentés, qui ont de grosses prébendes--l'évêché de Digne, quinze mille
francs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq mille
francs--, qui ont des cuisines, qui ont des livrées, qui font bonne
chère, qui mangent des poules d'eau le vendredi, qui se pavanent,
laquais devant, laquais derrière, en berline de gala, et qui ont des
palais, et qui roulent carrosse au nom de Jésus-Christ qui allait pieds
nus! Vous êtes un prélat; rentes, palais, chevaux, valets, bonne table,
toutes les sensualités de la vie, vous avez cela comme les autres, et
comme les autres vous en jouissez, c'est bien, mais cela en dit trop ou
pas assez; cela ne m'éclaire pas sur votre valeur intrinsèque et
essentielle, à vous qui venez avec la prétention probable de m'apporter
de la sagesse. À qui est-ce que je parle? Qui êtes-vous?
L'évêque baissa la tête et répondit:
--_Vermis sum_.
--Un ver de terre en carrosse! grommela le conventionnel.
C'était le tour du conventionnel d'être hautain, et de l'évêque d'être
humble.
L'évêque reprit avec douceur.
--Monsieur, soit. Mais expliquez-moi en quoi mon carrosse, qui est là à
deux pas derrière les arbres, en quoi ma bonne table et les poules d'eau
que je mange le vendredi, en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes,
en quoi mon palais et mes laquais prouvent que la pitié n'est pas une
vertu, que la clémence n'est pas un devoir, et que 93 n'a pas été
inexorable.
Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en écarter un
nuage.
--Avant de vous répondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. Je viens
d'avoir un tort, monsieur. Vous êtes chez moi, vous êtes mon hôte. Je
vous dois courtoisie. Vous discutez mes idées, il sied que je me borne à
combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des
avantages que j'ai contre vous dans le débat, mais il est de bon goût de
ne pas m'en servir. Je vous promets de ne plus en user.
--Je vous remercie, dit l'évêque.
G. reprit:
--Revenons à l'explication que vous me demandiez. Où en étions-nous? Que
me disiez-vous? que 93 a été inexorable?
--Inexorable, oui, dit l'évêque. Que pensez-vous de Marat battant des
mains à la guillotine?
--Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les dragonnades?
La réponse était dure, mais elle allait au but avec la rigidité d'une
pointe d'acier. L'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune riposte,
mais il était froissé de cette façon de nommer Bossuet. Les meilleurs
esprits ont leurs fétiches, et parfois se sentent vaguement meurtris des
manques de respect de la logique.
Le conventionnel commençait à haleter; l'asthme de l'agonie, qui se mêle
aux derniers souffles, lui entrecoupait la voix; cependant il avait
encore une parfaite lucidité d'âme dans les yeux. Il continua:
--Disons encore quelques mots çà et là, je veux bien. En dehors de la
révolution qui, prise dans son ensemble, est une immense affirmation
humaine, 93, hélas! est une réplique. Vous le trouvez inexorable, mais
toute la monarchie, monsieur? Carrier est un bandit; mais quel nom
donnez-vous à Montrevel? Fouquier-Tinville est un gueux, mais quel est
votre avis sur Lamoignon-Bâville? Maillard est affreux, mais
Saulx-Tavannes, s'il vous plaît? Le père Duchêne est féroce, mais quelle
épithète m'accorderez-vous pour le père Letellier? Jourdan-Coupe-Tête
est un monstre, mais moindre que M. le marquis de Louvois. Monsieur,
monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine, mais je
plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en 1685, sous Louis le
Grand, monsieur, allaitant son enfant, fut liée, nue jusqu'à la
ceinture, à un poteau, l'enfant tenu à distance; le sein se gonflait de
lait et le coeur d'angoisse. Le petit, affamé et pâle, voyait ce sein,
agonisait et criait, et le bourreau disait à la femme, mère et nourrice:
«Abjure!» lui donnant à choisir entre la mort de son enfant et la mort
de sa conscience. Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à
une mère? Monsieur, retenez bien ceci: la révolution française a eu ses
raisons. Sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le
monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse
pour le genre humain. J'abrège. Je m'arrête, j'ai trop beau jeu.
D'ailleurs je me meurs.
Et, cessant de regarder l'évêque, le conventionnel acheva sa pensée en
ces quelques mots tranquilles:
--Oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand elles
sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été rudoyé, mais
qu'il a marché.
Le conventionnel ne se doutait pas qu'il venait d'emporter
successivement l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de
l'évêque. Il en restait un pourtant, et de ce retranchement, suprême
ressource de la résistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette parole
où reparut presque toute la rudesse du commencement:
--Le progrès doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur
impie. C'est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est
athée.
Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. Il eut un tremblement.
Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand
la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il
dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l'oeil perdu dans
les profondeurs:
--O toi! ô idéal! toi seul existes!
L'évêque eut une sorte d'inexprimable commotion. Après un silence, le
vieillard leva un doigt vers le ciel, et dit:
--L'infini est. Il est là. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait
sa borne; il ne serait pas infini; en d'autres termes, il ne serait pas.
Or il est. Donc il a un moi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu.
Le mourant avait prononcé ces dernières paroles d'une voix haute et avec
le frémissement de l'extase, comme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut
parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait épuisé. Il était évident
qu'il venait de vivre en une minute les quelques heures qui lui
restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait approché de celui qui est
dans la mort. L'instant suprême arrivait.
L'évêque le comprit, le moment pressait, c'était comme prêtre qu'il
était venu; de l'extrême froideur, il était passé par degrés à l'émotion
extrême; il regarda ces yeux fermés, il prit cette vieille main ridée et
glacée, et se pencha vers le moribond:
--Cette heure est celle de Dieu. Ne trouvez-vous pas qu'il serait
regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?
Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravité où il y avait de l'ombre
s'empreignit sur son visage.
--Monsieur l'évêque, dit-il, avec une lenteur qui venait peut-être plus
encore de la dignité de l'âme que de la défaillance des forces, j'ai
passé ma vie dans la méditation, l'étude et la contemplation. J'avais
soixante ans quand mon pays m'a appelé, et m'a ordonné de me mêler de
ses affaires. J'ai obéi. Il y avait des abus, je les ai combattus; il y
avait des tyrannies, je les ai détruites; il y avait des droits et des
principes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire était envahi,
je l'ai défendu; la France était menacée, j'ai offert ma poitrine. Je
n'étais pas riche; je suis pauvre. J'ai été l'un des maîtres de l'État,
les caves du Trésor étaient encombrées d'espèces au point qu'on était
forcé d'étançonner les murs, prêts à se fendre sous le poids de l'or et
de l'argent, je dînais rue de l'Arbre-Sec à vingt-deux sous par tête.
J'ai secouru les opprimés, j'ai soulagé les souffrants. J'ai déchiré la
nappe de l'autel, c'est vrai; mais c'était pour panser les blessures de
la patrie. J'ai toujours soutenu la marche en avant du genre humain vers
la lumière, et j'ai résisté quelquefois au progrès sans pitié. J'ai,
dans l'occasion, protégé mes propres adversaires, vous autres. Et il y a
à Peteghem en Flandre, à l'endroit même où les rois mérovingiens avaient
leur palais d'été, un couvent d'urbanistes, l'abbaye de Sainte-Claire en
Beaulieu, que j'ai sauvé en 1793. J'ai fait mon devoir selon mes forces,
et le bien que j'ai pu. Après quoi j'ai été chassé, traqué, poursuivi,
persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit. Depuis bien des
années déjà, avec mes cheveux blancs, je sens que beaucoup de gens se
croient sur moi le droit de mépris, j'ai pour la pauvre foule ignorante
visage de damné, et j'accepte, ne haïssant personne, l'isolement de la
haine. Maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans; je vais mourir. Qu'est-ce
que vous venez me demander?
--Votre bénédiction, dit l'évêque.
Et il s'agenouilla.
Quand l'évêque releva la tête, la face du conventionnel était devenue
auguste. Il venait d'expirer.
L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles
pensées. Il passa toute la nuit en prière. Le lendemain, quelques braves
curieux essayèrent de lui parler du conventionnel G.; il se borna à
montrer le ciel. À partir de ce moment, il redoubla de tendresse et de
fraternité pour les petits et les souffrants.
Toute allusion à ce «vieux scélérat de G.» le faisait tomber dans une
préoccupation singulière. Personne ne pourrait dire que le passage de
cet esprit devant le sien et le reflet de cette grande conscience sur la
sienne ne fût pas pour quelque chose dans son approche de la perfection.
Cette «visite pastorale» fut naturellement une occasion de bourdonnement
pour les petites coteries locales:
--Était-ce la place d'un évêque que le chevet d'un tel mourant? Il n'y
avait évidemment pas de conversion à attendre. Tous ces révolutionnaires
sont relaps. Alors pourquoi y aller? Qu'a-t-il été regarder là? Il
fallait donc qu'il fût bien curieux d'un emportement d'âme par le
diable.
Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit
spirituelle, lui adressa cette saillie:
--Monseigneur, on demande quand Votre Grandeur aura le bonnet rouge.
--Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement que
ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.
Chapitre XI
Une restriction
On risquerait fort de se tromper si l'on concluait de là que monseigneur
Bienvenu fût «un évêque philosophe» ou «un curé patriote». Sa rencontre,
ce qu'on pourrait presque appeler sa conjonction avec le conventionnel
G., lui laissa une sorte d'étonnement qui le rendit plus doux encore.
Voilà tout.
Quoique monseigneur Bienvenu n'ait été rien moins qu'un homme politique,
c'est peut-être ici le lieu d'indiquer, très brièvement, quelle fut son
attitude dans les événements d'alors, en supposant que monseigneur
Bienvenu ait jamais songé à avoir une attitude. Remontons donc en
arrière de quelques années.
Quelque temps après l'élévation de M. Myriel à l'épiscopat, l'empereur
l'avait fait baron de l'empire, en même temps que plusieurs autres
évêques. L'arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du
5 au 6 juillet 1809; à cette occasion, M. Myriel fut appelé par Napoléon
au synode des évêques de France et d'Italie convoqué à Paris. Ce synode
se tint à Notre-Dame et s'assembla pour la première fois le 15 juin 1811
sous la présidence de M. le cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre des
quatre-vingt-quinze évêques qui s'y rendirent. Mais il n'assista qu'à
une séance et à trois ou quatre conférences particulières. Évêque d'un
diocèse montagnard, vivant si près de la nature, dans la rusticité et le
dénuement, il paraît qu'il apportait parmi ces personnages éminents des
idées qui changeaient la température de l'assemblée. Il revint bien vite
à Digne. On le questionna sur ce prompt retour, il répondit:
--Je les gênais. L'air du dehors leur venait par moi. Je leur faisais
l'effet d'une porte ouverte.
Une autre fois il dit:
--Que voulez-vous? ces messeigneurs-là sont des princes. Moi, je ne suis
qu'un pauvre évêque paysan.
Le fait est qu'il avait déplu. Entre autres choses étranges, il lui
serait échappé de dire, un soir qu'il se trouvait chez un de ses
collègues les plus qualifiés:
--Les belles pendules! les beaux tapis! les belles livrées! Ce doit être
bien importun! Oh! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-là à me
crier sans cesse aux oreilles: Il y a des gens qui ont faim! il y a des
gens qui ont froid! il y a des pauvres! il y a des pauvres!
Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la
haine du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant,
chez les gens d'église, en dehors de la représentation et des
cérémonies, le luxe est un tort. Il semble révéler des habitudes peu
réellement charitables. Un prêtre opulent est un contre-sens. Le prêtre
doit se tenir près des pauvres. Or peut-on toucher sans cesse, et nuit
et jour, à toutes les détresses, à toutes les infortunes, à toutes les
indigences, sans avoir soi-même sur soi un peu de cette sainte misère,
comme la poussière du travail? Se figure-t-on un homme qui est près d'un
brasier, et qui n'a pas chaud? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille
sans cesse à une fournaise, et qui n'a ni un cheveu brûlé, ni un ongle
noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage? La
première preuve de la charité chez le prêtre, chez l'évêque surtout,
c'est la pauvreté. C'était là sans doute ce que pensait M. l'évêque de
Digne.
Il ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partageait sur certains
points délicats ce que nous appellerions «les idées du siècle». Il se
mêlait peu aux querelles théologiques du moment et se taisait sur les
questions où sont compromis l'Église et l'État; mais si on l'eût
beaucoup pressé, il paraît qu'on l'eût trouvé plutôt ultramontain que
gallican. Comme nous faisons un portrait et que nous ne voulons rien
cacher, nous sommes forcé d'ajouter qu'il fut glacial pour Napoléon
déclinant. À partir de 1813, il adhéra ou il applaudit à toutes les
manifestations hostiles. Il refusa de le voir à son passage au retour de
l'île d'Elbe, et s'abstint d'ordonner dans son diocèse les prières
publiques pour l'empereur pendant les Cent-Jours.
Outre sa soeur, mademoiselle Baptistine, il avait deux frères: l'un
général, l'autre préfet. Il écrivait assez souvent à tous les deux. Il
tint quelque temps rigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en
Provence, à l'époque du débarquement de Cannes, le général s'était mis à
la tête de douze cents hommes et avait poursuivi l'empereur comme
quelqu'un qui veut le laisser échapper. Sa correspondance resta plus
affectueuse pour l'autre frère, l'ancien préfet, brave et digne homme
qui vivait retiré à Paris, rue Cassette.
Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son heure d'esprit de parti,
son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa
ce doux et grand esprit occupé des choses éternelles. Certes, un pareil
homme eût mérité de n'avoir pas d'opinions politiques. Qu'on ne se
méprenne pas sur notre pensée, nous ne confondons point ce qu'on appelle
«opinions politiques» avec la grande aspiration au progrès, avec la
sublime foi patriotique, démocratique et humaine, qui, de nos jours,
doit être le fond même de toute intelligence généreuse. Sans approfondir
des questions qui ne touchent qu'indirectement au sujet de ce livre,
nous disons simplement ceci: Il eût été beau que monseigneur Bienvenu
n'eût pas été royaliste et que son regard ne se fût pas détourné un seul
instant de cette contemplation sereine où l'on voit rayonner
distinctement, au-dessus du va-et-vient orageux des choses humaines, ces
trois pures lumières, la Vérité, la Justice, la Charité.
Tout en convenant que ce n'était point pour une fonction politique que
Dieu avait créé monseigneur Bienvenu, nous eussions compris et admiré la
protestation au nom du droit et de la liberté, l'opposition fière, la
résistance périlleuse et juste à Napoléon tout-puissant. Mais ce qui
nous plaît vis-à-vis de ceux qui montent nous plaît moins vis-à-vis de
ceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant qu'il y a danger; et,
dans tous les cas, les combattants de la première heure ont seuls le
droit d'être les exterminateurs de la dernière. Qui n'a pas été
accusateur opiniâtre pendant la prospérité doit se taire devant
l'écroulement. Le dénonciateur du succès est le seul légitime justicier
de la chute. Quant à nous, lorsque la Providence s'en mêle et frappe,
nous la laissons faire. 1812 commence à nous désarmer. En 1813, la lâche
rupture de silence de ce corps législatif taciturne enhardi par les
catastrophes n'avait que de quoi indigner, et c'était un tort
d'applaudir; en 1814, devant ces maréchaux trahissant, devant ce sénat
passant d'une fange à l'autre, insultant après avoir divinisé, devant
cette idolâtrie lâchant pied et crachant sur l'idole, c'était un devoir
de détourner la tête; en 1815, comme les suprêmes désastres étaient dans
l'air, comme la France avait le frisson de leur approche sinistre, comme
on pouvait vaguement distinguer Waterloo ouvert devant Napoléon, la
douloureuse acclamation de l'armée et du peuple au condamné du destin
n'avait rien de risible, et, toute réserve faite sur le despote, un
coeur comme l'évêque de Digne n'eût peut-être pas dû méconnaître ce
qu'avait d'auguste et de touchant, au bord de l'abîme, l'étroit
embrassement d'une grande nation et d'un grand homme.
À cela près, il était et il fut, en toute chose, juste, vrai, équitable,
intelligent, humble et digne; bienfaisant, et bienveillant, ce qui est
une autre bienfaisance. C'était un prêtre, un sage, et un homme. Même,
il faut le dire, dans cette opinion politique que nous venons de lui
reprocher et que nous sommes disposé à juger presque sévèrement, il
était tolérant et facile, peut-être plus que nous qui parlons ici.--Le
portier de la maison de ville avait été placé là par l'empereur. C'était
un vieux sous-officier de la vieille garde, légionnaire d'Austerlitz,
bonapartiste comme l'aigle. Il échappait dans l'occasion à ce pauvre
diable de ces paroles peu réfléchies que la loi d'alors qualifiait
_propos séditieux_. Depuis que le profil impérial avait disparu de la
légion d'honneur, il ne s'habillait jamais _dans l'ordonnance_, comme il
disait, afin de ne pas être forcé de porter sa croix. Il avait ôté
lui-même dévotement l'effigie impériale de la croix que Napoléon lui
avait donnée, cela faisait un trou, et il n'avait rien voulu mettre à la
place. «Plutôt mourir, disait-il, que de porter sur mon coeur les trois
crapauds!» Il raillait volontiers tout haut Louis XVIII. «Vieux goutteux
à guêtres d'anglais!» disait-il, «qu'il s'en aille en Prusse avec son
salsifis!» Heureux de réunir dans la même imprécation les deux choses
qu'il détestait le plus, la Prusse et l'Angleterre. Il en fit tant qu'il
perdit sa place. Le voilà sans pain sur le pavé avec femme et enfants.
L'évêque le fit venir, le gronda doucement, et le nomma suisse de la
cathédrale.
M. Myriel était dans le diocèse le vrai pasteur, l'ami de tous. En neuf
ans, à force de saintes actions et de douces manières, monseigneur
Bienvenu avait rempli la ville de Digne d'une sorte de vénération tendre
et filiale. Sa conduite même envers Napoléon avait été acceptée et comme
tacitement pardonnée par le peuple, bon troupeau faible, qui adorait son
empereur, mais qui aimait son évêque.
Chapitre XII
Solitude de monseigneur Bienvenu
Il y a presque toujours autour d'un évêque une escouade de petits abbés
comme autour d'un général une volée de jeunes officiers. C'est là ce que
ce charmant saint François de Sales appelle quelque part «les prêtres
blancs-becs». Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux
arrivés. Pas une puissance qui n'ait son entourage; pas une fortune qui
n'ait sa cour. Les chercheurs d'avenir tourbillonnent autour du présent
splendide. Toute métropole a son état-major. Tout évêque un peu influent
a près de lui sa patrouille de chérubins séminaristes, qui fait la ronde
et maintient le bon ordre dans le palais épiscopal, et qui monte la
garde autour du sourire de monseigneur. Agréer à un évêque, c'est le
pied à l'étrier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son chemin;
l'apostolat ne dédaigne pas le canonicat.
De même qu'il y a ailleurs les gros bonnets, il y a dans l'église les
grosses mitres. Ce sont les évêques bien en cour, riches, rentés,
habiles, acceptés du monde, sachant prier, sans doute, mais sachant
aussi solliciter, peu scrupuleux de faire faire antichambre en leur
personne à tout un diocèse, traits d'union entre la sacristie et la
diplomatie, plutôt abbés que prêtres, plutôt prélats qu'évêques. Heureux
qui les approche! Gens en crédit qu'ils sont, ils font pleuvoir autour
d'eux, sur les empressés et les favorisés, et sur toute cette jeunesse
qui sait plaire, les grasses paroisses, les prébendes, les
archidiaconats, les aumôneries et les fonctions cathédrales, en
attendant les dignités épiscopales. En avançant eux-mêmes, ils font
progresser leurs satellites; c'est tout un système solaire en marche.
Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospérité s'émiette sur la
cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocèse au patron,
plus grosse cure au favori. Et puis Rome est là. Un évêque qui sait
devenir archevêque, un archevêque qui sait devenir cardinal, vous emmène
comme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous avez le pallium, vous
voilà auditeur, vous voilà camérier, vous voilà monsignor, et de la
Grandeur à Imminence il n'y a qu'un pas, et entre Imminence et la
Sainteté il n'y a que la fumée d'un scrutin. Toute calotte peut rêver la
tiare. Le prêtre est de nos jours le seul homme qui puisse régulièrement
devenir roi; et quel roi! le roi suprême. Aussi quelle pépinière
d'aspirations qu'un séminaire! Que d'enfants de choeur rougissants, que
de jeunes abbés ont sur la tête le pot au lait de Perrette! Comme
l'ambition s'intitule aisément vocation, qui sait? de bonne foi
peut-être et se trompant elle-même, béate qu'elle est!
Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n'était pas compté
parmi les grosses mitres. Cela était visible à l'absence complète de
jeunes prêtres autour de lui. On a vu qu'à Paris «il n'avait pas pris».
Pas un avenir ne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas
une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. Ses
chanoines et ses grands vicaires étaient de bons vieux hommes, un peu
peuple comme lui, murés comme lui dans ce diocèse sans issue sur le
cardinafat, et qui ressemblaient à leur évêque, avec cette différence
qu'eux étaient finis, et que lui était achevé.
On sentait si bien l'impossibilité de croître près de monseigneur
Bienvenu qu'à peine sortis du séminaire, les jeunes gens ordonnés par
lui se faisaient recommander aux archevêques d'Aix ou d'Auch, et s'en
allaient bien vite. Car enfin, nous le répétons, on veut être poussé. Un
saint qui vit dans un excès d'abnégation est un voisinage dangereux; il
pourrait bien vous communiquer par contagion une pauvreté incurable,
l'ankylose des articulations utiles à l'avancement, et, en somme, plus
de renoncement que vous n'en voulez; et l'on fuit cette vertu galeuse.
De là l'isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une société
sombre. Réussir, voilà l'enseignement qui tombe goutte à goutte de la
corruption en surplomb.
Soit dit en passant, c'est une chose assez hideuse que le succès. Sa
fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la
réussite a presque le même profil que la suprématie. Le succès, ce
ménechme du talent, a une dupe: l'histoire. Juvénal et Tacite seuls en
bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est
entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le
service de son antichambre. Réussissez: théorie. Prospérité suppose
Capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe
est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez
le reste; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six
exceptions immenses qui font l'éclat d'un siècle, l'admiration
contemporaine n'est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier
venu, cela ne gâte rien, pourvu qu'on soit le parvenu. Le vulgaire est
un vieux Narcisse qui s'adore lui-même et qui applaudit le vulgaire.
Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante,
Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d'emblée et par
acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Qu'un
notaire se transfigure en député, qu'un faux Corneille fasse _Tiridate_,
qu'un eunuque parvienne à posséder un harem, qu'un Prud'homme militaire
gagne par accident la bataille décisive d'une époque, qu'un apothicaire
invente les semelles de carton pour l'armée de Sambre-et-Meuse et se
construise, avec ce carton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres
de rente, qu'un porte-balle épouse l'usure et la fasse accoucher de sept
ou huit millions dont il est le père et dont elle est la mère, qu'un
prédicateur devienne évêque par le nasillement, qu'un intendant de bonne
maison soit si riche en sortant de service qu'on le fasse ministre des
finances, les hommes appellent cela Génie, de même qu'ils appellent
Beauté la figure de Mousqueton et Majesté l'encolure de Claude. Ils
confondent avec les constellations de l'abîme les étoiles que font dans
la vase molle du bourbier les pattes des canards.
Chapitre XIII
Ce qu'il croyait
Au point de vue de l'orthodoxie, nous n'avons point à sonder M. l'évêque
de Digne. Devant une telle âme, nous ne nous sentons en humeur que de
respect. La conscience du juste doit être crue sur parole. D'ailleurs,
de certaines natures étant données, nous admettons le développement
possible de toutes les beautés de la vertu humaine dans une croyance
différente de la nôtre.
Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystère-là? Ces secrets du for
intérieur ne sont connus que de la tombe où les âmes entrent nues. Ce
dont nous sommes certain, c'est que jamais les difficultés de foi ne se
résolvaient pour lui en hypocrisie. Aucune pourriture n'est possible au
diamant. Il croyait le plus qu'il pouvait. _Credo in Patrem_,
s'écriait-il souvent. Puisant d'ailleurs dans les bonnes oeuvres cette
quantité de satisfaction qui suffit à la conscience, et qui vous dit
tout bas: «Tu es avec Dieu.»
Ce que nous croyons devoir noter, c'est que, en dehors, pour ainsi dire,
et au-delà de sa foi, l'évêque avait un excès d'amour. C'est par là,
_quia multum amavit_, qu'il était jugé vulnérable par les «hommes
sérieux», les «personnes graves» et les «gens raisonnables»; locutions
favorites de notre triste monde où l'égoïsme reçoit le mot d'ordre du
pédantisme. Qu'était-ce que cet excès d'amour? C'était une bienveillance
sereine, débordant les hommes, comme nous l'avons indiqué déjà, et, dans
l'occasion, s'étendant jusqu'aux choses. Il vivait sans dédain. Il était
indulgent pour la création de Dieu. Tout homme, même le meilleur, a en
lui une dureté irréfléchie qu'il tient en réserve pour l'animal.
L'évêque de Digne n'avait point cette dureté-là, particulière à beaucoup
de prêtres pourtant. Il n'allait pas jusqu'au bramine, mais il semblait
avoir médité cette parole de l'Ecclésiaste: «Sait-on où va l'âme des
animaux?» Les laideurs de l'aspect, les difformités de l'instinct, ne le
troublaient pas et ne l'indignaient pas. Il en était ému, presque
attendri. Il semblait que, pensif, il en allât chercher, au-delà de la
vie apparente, la cause, l'explication ou l'excuse. Il semblait par
moments demander à Dieu des commutations. Il examinait sans colère, et
avec l'oeil du linguiste qui déchiffre un palimpseste, la quantité de
chaos qui est encore dans la nature. Cette rêverie faisait parfois
sortir de lui des mots étranges. Un matin, il était dans son jardin; il
se croyait seul, mais sa soeur marchait derrière lui sans qu'il la vît;
tout à coup, il s'arrêta, et il regarda quelque chose à terre; c'était
une grosse araignée, noire, velue, horrible. Sa soeur l'entendit qui
disait:
--Pauvre bête! ce n'est pas sa faute.
Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bonté?
Puérilités, soit; mais ces puérilités sublimes ont été celles de saint
François d'Assise et de Marc-Aurèle. Un jour il se donna une entorse
pour n'avoir pas voulu écraser une fourmi.
Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois, il s'endormait dans son
jardin, et alors il n'était rien de plus vénérable.
Monseigneur Bienvenu avait été jadis, à en croire les récits sur sa
jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent.
Sa mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le
résultat d'une grande conviction filtrée dans son coeur à travers la vie
et lentement tombée en lui, pensée à pensée; car, dans un caractère
comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. Ces
creusements-là sont ineffaçables; ces formations-là sont
indestructibles.
En 1815, nous croyons l'avoir dit, il atteignit soixante-quinze ans,
mais il n'en paraissait pas avoir plus de soixante. Il n'était pas
grand; il avait quelque embonpoint, et, pour le combattre, il faisait
volontiers de longues marches à pied, il avait le pas ferme et n'était
que fort peu courbé, détail d'où nous ne prétendons rien conclure;
Grégoire XVI, à quatre-vingts ans, se tenait droit et souriant, ce qui
ne l'empêchait pas d'être un mauvais évêque. Monseigneur Bienvenu avait
ce que le peuple appelle «une belle tête», mais si aimable qu'on
oubliait qu'elle était belle.
Quand il causait avec cette santé enfantine qui était une de ses grâces,
et dont nous avons déjà parlé, on se sentait à l'aise près de lui, il
semblait que de toute sa personne il sortît de la joie. Son teint coloré
et frais, toutes ses dents bien blanches qu'il avait conservées et que
son rire faisait voir, lui donnaient cet air ouvert et facile qui fait
dire d'un homme: «C'est un bon enfant», et d'un vieillard: «C'est un
bonhomme». C'était, on s'en souvient, l'effet qu'il avait fait à
Napoléon. Au premier abord, et pour qui le voyait pour la première fois,
ce n'était guère qu'un bonhomme en effet. Mais si l'on restait quelques
heures près de lui, et pour peu qu'on le vît pensif, le bonhomme se
transfigurait peu à peu et prenait je ne sais quoi d'imposant; son front
large et sérieux, auguste par les cheveux blancs, devenait auguste aussi
par la méditation; la majesté se dégageait de cette bonté, sans que la
bonté cessât de rayonner; on éprouvait quelque chose de l'émotion qu'on
aurait si l'on voyait un ange souriant ouvrir lentement ses ailes sans
cesser de sourire. Le respect, un respect inexprimable, vous pénétrait
par degrés et vous montait au coeur, et l'on sentait qu'on avait devant
soi une de ces âmes fortes, éprouvées et indulgentes, où la pensée est
si grande qu'elle ne peut plus être que douce.
Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux,
l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre, la
fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la confiance,
l'étude, le travail remplissaient chacune des journées de sa vie.
_Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journée de l'évêque
était bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensées, de bonnes paroles
et de bonnes actions. Cependant elle n'était pas complète si le temps
froid ou pluvieux l'empêchait d'aller passer, le soir, quand les deux
femmes s'étaient retirées, une heure ou deux dans son jardin avant de
s'endormir. Il semblait que ce fût une sorte de rite pour lui de se
préparer au sommeil par la méditation en présence des grands spectacles
du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure même assez avancée de la
nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, elles l'entendaient
marcher lentement dans les allées. Il était là, seul avec lui-même,
recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son coeur à la
sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles
des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme
aux pensées qui tombent de l'inconnu. Dans ces moments-là, offrant son
coeur à l'heure où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé
comme une lampe au centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au
milieu du rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être
dire lui-même ce qui se passait dans son esprit, il sentait quelque
chose s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui.
Mystérieux échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de
l'univers!
Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu; à l'éternité future,
étrange mystère; à l'éternité passée, mystère plus étrange encore; à
tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens; et,
sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le regardait. Il
n'étudiait pas Dieu, il s'en éblouissait. Il considérait ces magnifiques
rencontres des atomes qui donnent des aspects à la matière, révèlent les
forces en les constatant, créent les individualités dans l'unité, les
proportions dans l'étendue, l'innombrable dans l'infini, et par la
lumière produisent la beauté. Ces rencontres se nouent et se dénouent
sans cesse; de là la vie et la mort. Il s'asseyait sur un banc de bois
adossé à une treille décrépite, et il regardait les astres à travers les
silhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart
d'arpent, si pauvrement planté, si encombré de masures et de hangars,
lui était cher et lui suffisait.
Que fallait-il de plus à ce vieillard, qui partageait le loisir de sa
vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la
contemplation la nuit? Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond,
n'était-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses
oeuvres les plus charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes?
N'est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au-delà? Un petit jardin
pour se promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut
cultiver et cueillir; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer;
quelques fleurs sur la terre et toutes les étoiles dans le ciel.
Chapitre XIV
Ce qu'il pensait
Un dernier mot.
Comme cette nature de détails pourrait, particulièrement au moment où
nous sommes, et pour nous servir d'une expression actuellement à la
mode, donner à l'évêque de Digne une certaine physionomie «panthéiste»,
et faire croire, soit à son blâme, soit à sa louange, qu'il y avait en
lui une de ces philosophies personnelles, propres à notre siècle, qui
germent quelquefois dans les esprits solitaires et s'y construisent et y
grandissent jusqu'à y remplacer les religions, nous insistons sur ceci
que pas un de ceux qui ont connu monseigneur Bienvenu ne se fût cru
autorisé à penser rien de pareil. Ce qui éclairait cet homme, c'était le
coeur. Sa sagesse était faite de la lumière qui vient de là.
Point de systèmes, beaucoup d'oeuvres. Les spéculations abstruses
contiennent du vertige; rien n'indique qu'il hasardât son esprit dans
les apocalypses. L'apôtre peut être hardi, mais l'évêque doit être
timide. Il se fût probablement fait scrupule de sonder trop avant de
certains problèmes réservés en quelque sorte aux grands esprits
terribles. Il y a de l'horreur sacrée sous les porches de l'énigme; ces
ouvertures sombres sont là béantes, mais quelque chose vous dit, à vous
passant de la vie, qu'on n'entre pas. Malheur à qui y pénètre! Les
génies, dans les profondeurs inouïes de l'abstraction et de la
spéculation pure, situés pour ainsi dire au-dessus des dogmes, proposent
leurs idées à Dieu. Leur prière offre audacieusement la discussion. Leur
adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxiété et
de responsabilité pour qui en tente les escarpements.
La méditation humaine n'a point de limite. À ses risques et périls, elle
analyse et creuse son propre éblouissement. On pourrait presque dire
que, par une sorte de réaction splendide, elle en éblouit la nature; le
mystérieux monde qui nous entoure rend ce qu'il reçoit, il est probable
que les contemplateurs sont contemplés. Quoi qu'il en soit, il y a sur
la terre des hommes--sont-ce des hommes?--qui aperçoivent distinctement
au fond des horizons du rêve les hauteurs de l'absolu, et qui ont la
vision terrible de la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n'était
point de ces hommes-là, monseigneur Bienvenu n'était pas un génie. Il
eût redouté ces sublimités d'où quelques-uns, très grands même, comme
Swedenborg et Pascal, ont glissé dans la démence. Certes, ces puissantes
rêveries ont leur utilité morale, et par ces routes ardues on s'approche
de la perfection idéale. Lui, il prenait le sentier qui abrège:
l'évangile. Il n'essayait point de faire faire à sa chasuble les plis du
manteau d'Élie, il ne projetait aucun rayon d'avenir sur le roulis
ténébreux des événements, il ne cherchait pas à condenser en flamme la
lueur des choses, il n'avait rien du prophète et rien du mage. Cette âme
simple aimait, voilà tout.
Qu'il dilatât la prière jusqu'à une aspiration surhumaine, cela est
probable; mais on ne peut pas plus prier trop qu'aimer trop; et, si
c'était une hérésie de prier au-delà des textes, sainte Thérèse et saint
Jérôme seraient des hérétiques.
Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. L'univers lui
apparaissait comme une immense maladie; il sentait partout de la fièvre,
il auscultait partout de la souffrance, et, sans chercher à deviner
l'énigme, il tâchait de panser la plaie. Le redoutable spectacle des
choses créées développait en lui l'attendrissement; il n'était occupé
qu'à trouver pour lui-même et à inspirer aux autres la meilleure manière
de plaindre et de soulager. Ce qui existe était pour ce bon et rare
prêtre un sujet permanent de tristesse cherchant à consoler.
Il y a des hommes qui travaillent à l'extraction de l'or; lui, il
travaillait à l'extraction de la pitié. L'universelle misère était sa
mine. La douleur partout n'était qu'une occasion de bonté toujours.
_Aimez-vous les uns les autres;_ il déclarait cela complet, ne
souhaitait rien de plus, et c'était là toute sa doctrine. Un jour, cet
homme qui se croyait «philosophe», ce sénateur, déjà nommé, dit à
l'évêque:
--Mais voyez donc le spectacle du monde; guerre de tous contre tous; le
plus fort a le plus d'esprit. Votre _aimez-vous les uns les autres_ est
une bêtise.
--Eh bien, répondit monseigneur Bienvenu sans disputer, si c'est une
bêtise, l'âme doit s'y enfermer comme la perle dans l'huître.
Il s'y enfermait donc, il y vivait, il s'en satisfaisait absolument,
laissant de côté les questions prodigieuses qui attirent et qui
épouvantent, les perspectives insondables de l'abstraction, les
précipices de la métaphysique, toutes ces profondeurs convergentes, pour
l'apôtre à Dieu, pour l'athée au néant: la destinée, le bien et le mal,
la guerre de l'être contre l'être, la conscience de l'homme, le
somnambulisme pensif de l'animal, la transformation par la mort, la
récapitulation d'existences que contient le tombeau, la greffe
incompréhensible des amours successifs sur le moi persistant, l'essence,
la substance, le Nil et l'Ens, l'âme, la nature, la liberté, la
nécessité; problèmes à pic, épaisseurs sinistres, où se penchent les
gigantesques archanges de l'esprit humain; formidables abîmes que
Lucrèce, Manou, saint Paul et Dante contemplent avec cet oeil fulgurant
qui semble, en regardant fixement l'infini, y faire éclore des étoiles.
Monseigneur Bienvenu était simplement un homme qui constatait du dehors
les questions mystérieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans en
troubler son propre esprit, et qui avait dans l'âme le grave respect de
l'ombre.
Livre deuxième--La chute
Chapitre I
Le soir d'un jour de marche
Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815, une heure environ avant
le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la
petite ville de Digne. Les rares habitants qui se trouvaient en ce moment
à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce
voyageur avec une sorte d'inquiétude. Il était difficile de rencontrer
un passant d'un aspect plus misérable. C'était un homme de moyenne
taille, trapu et robuste, dans la force de l'âge. Il pouvait avoir
quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir
rabattue cachait en partie son visage, brûlé par le soleil et le hâle,
et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au
col par une petite ancre d'argent, laissait voir sa poitrine velue; il
avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usé et
râpé, blanc à un genou, troué à l'autre, une vieille blouse grise en
haillons, rapiécée à l'un des coudes d'un morceau de drap vert cousu
avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé
et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans
des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue.
La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne
sais quoi de sordide à cet ensemble délabré.
Les cheveux étaient ras, et pourtant hérissés; car ils commençaient à
pousser un peu, et semblaient n'avoir pas été coupés depuis quelque
temps.
Personne ne le connaissait. Ce n'était évidemment qu'un passant. D'où
venait-il? Du midi. Des bords de la mer peut-être. Car il faisait son
entrée dans Digne par la même rue qui, sept mois auparavant, avait vu
passer l'empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû
marcher tout le jour. Il paraissait très fatigué. Des femmes de l'ancien
bourg qui est au bas de la ville l'avaient vu s'arrêter sous les arbres
du boulevard Gassendi et boire à la fontaine qui est à l'extrémité de la
promenade. Il fallait qu'il eût bien soif, car des enfants qui le
suivaient le virent encore s'arrêter, et boire, deux cents pas plus
loin, à la fontaine de la place du marché.
Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea
vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d'heure après. Un
gendarme était assis près de la porte sur le banc de pierre où le
général Drouot monta le 4 mars pour lire à la foule effarée des
habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. L'homme ôta sa
casquette et salua humblement le gendarme.
Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le
suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.
Il y avait alors à Digne une belle auberge à l'enseigne de _la
Croix-de-Colbas_. Cette auberge avait pour hôtelier un nommé Jacquin
Labarre, homme considéré dans la ville pour sa parenté avec un autre
Labarre, qui tenait à Grenoble l'auberge des _Trois-Dauphins_ et qui
avait servi dans les guides. Lors du débarquement de l'empereur,
beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des
_Trois-Dauphins_. On contait que le général Bertrand, déguisé en
charretier, y avait fait de fréquents voyages au mois de janvier, et
qu'il y avait distribué des croix d'honneur à des soldats et des
poignées de napoléons à des bourgeois. La réalité est que l'empereur,
entré dans Grenoble, avait refusé de s'installer à l'hôtel de la
préfecture; il avait remercié le maire en disant: _Je vais chez un brave
homme que je connais_, et il était allé aux _Trois-Dauphins_. Cette
gloire du Labarre des _Trois-Dauphins_ se reflétait à vingt-cinq lieues
de distance jusque sur le Labarre de la _Croix-de-Colbas_. On disait de
lui dans la ville: _C'est le cousin de celui de Grenoble_.
L'homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays.
Il entra dans la cuisine, laquelle s'ouvrait de plain-pied sur la rue.
Tous les fourneaux étaient allumés; un grand feu flambait gaîment dans
la cheminée. L'hôte, qui était en même temps le chef, allait de l'âtre
aux casseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné à
des rouliers qu'on entendait rire et parler à grand bruit dans une salle
voisine. Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère
que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée de perdrix blanches et
de coqs de bruyère, tournait sur une longue broche devant le feu; sur
les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une
truite du lac d'Alloz.
L'hôte, entendant la porte s'ouvrir et entrer un nouveau venu, dit sans
lever les yeux de ses fourneaux:
--Que veut monsieur?
--Manger et coucher, dit l'homme.
--Rien de plus facile, reprit l'hôte.
En ce moment il tourna la tête, embrassa d'un coup d'oeil tout
l'ensemble du voyageur, et ajouta:
--... en payant.
L'homme tira une grosse bourse de cuir de la poche de sa blouse et
répondit:
--J'ai de l'argent.
--En ce cas on est à vous, dit l'hôte.
L'homme remit sa bourse en poche, se déchargea de son sac, le posa à
terre près de la porte, garda son bâton à la main, et alla s'asseoir sur
une escabelle basse près du feu. Digne est dans la montagne. Les soirées
d'octobre y sont froides.
Cependant, tout en allant et venant, l'homme considérait le voyageur.
--Dîne-t-on bientôt? dit l'homme.
--Tout à l'heure, dit l'hôte.
Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos tourné, le digne
aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon de sa poche, puis il déchira
le coin d'un vieux journal qui traînait sur une petite table près de la
fenêtre. Sur la marge blanche il écrivit une ligne ou deux, plia sans
cacheter et remit ce chiffon de papier à un enfant qui paraissait lui
servir tout à la fois de marmiton et de laquais. L'aubergiste dit un mot
à l'oreille du marmiton, et l'enfant partit en courant dans la direction
de la mairie.
Le voyageur n'avait rien vu de tout cela.
Il demanda encore une fois:
--Dîne-t-on bientôt?
--Tout à l'heure, dit l'hôte.
L'enfant revint. Il rapportait le papier. L'hôte le déplia avec
empressement, comme quelqu'un qui attend une réponse. Il parut lire
attentivement, puis hocha la tête, et resta un moment pensif. Enfin il
fit un pas vers le voyageur qui semblait plongé dans des réflexions peu
sereines.
--Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir.
L'homme se dressa à demi sur son séant.
--Comment! Avez-vous peur que je ne paye pas? Voulez-vous que je paye
d'avance? J'ai de l'argent, vous dis-je.
--Ce n'est pas cela.
--Quoi donc?
--Vous avez de l'argent....
--Oui, dit l'homme.
--Et moi, dit l'hôte, je n'ai pas de chambre.
L'homme reprit tranquillement:
--Mettez-moi à l'écurie.
--Je ne puis.
--Pourquoi?
--Les chevaux prennent toute la place.
--Eh bien, repartit l'homme, un coin dans le grenier. Une botte de
paille. Nous verrons cela après dîner.
--Je ne puis vous donner à dîner.
Cette déclaration, faite d'un ton mesuré, mais ferme, parut grave à
l'étranger. Il se leva.
--Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J'ai marché dès le soleil levé.
J'ai fait douze lieues. Je paye. Je veux manger.
--Je n'ai rien, dit l'hôte.
L'homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux.
--Rien! et tout cela?
--Tout cela m'est retenu.
--Par qui?
--Par ces messieurs les rouliers.
--Combien sont-ils?
--Douze.
--Il y a là à manger pour vingt.
--Ils ont tout retenu et tout payé d'avance.
L'homme se rassit et dit sans hausser la voix:
--Je suis à l'auberge, j'ai faim, et je reste.
L'hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d'un accent qui le fit
tressaillir:
--Allez-vous en.
Le voyageur était courbé en cet instant et poussait quelques braises
dans le feu avec le bout ferré de son bâton, il se retourna vivement,
et, comme il ouvrait la bouche pour répliquer, l'hôte le regarda
fixement et ajouta toujours à voix basse:
--Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre
nom? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous
dise qui vous êtes? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque
chose, j'ai envoyé à la mairie, et voici ce qu'on m'a répondu.
Savez-vous lire?
En parlant ainsi il tendait à l'étranger, tout déplié, le papier qui
venait de voyager de l'auberge à la mairie, et de la mairie à l'auberge.
L'homme y jeta un regard. L'aubergiste reprit après un silence:
--J'ai l'habitude d'être poli avec tout le monde. Allez-vous-en.
L'homme baissa la tête, ramassa le sac qu'il avait déposé à terre, et
s'en alla. Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard,
rasant de près les maisons, comme un homme humilié et triste. Il ne se
retourna pas une seule fois. S'il s'était retourné, il aurait vu
l'aubergiste de la _Croix-de-Colbas_ sur le seuil de sa porte, entouré
de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue,
parlant vivement et le désignant du doigt, et, aux regards de défiance
et d'effroi du groupe, il aurait deviné qu'avant peu son arrivée serait
l'événement de toute la ville.
Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablés ne regardent pas derrière
eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit.
Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant à l'aventure
par des rues qu'il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela
arrive dans la tristesse. Tout à coup il sentit vivement la faim. La
nuit approchait. Il regarda autour de lui pour voir s'il ne découvrirait
pas quelque gîte.
La belle hôtellerie s'était fermée pour lui; il cherchait quelque
cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre.
Précisément une lumière s'allumait au bout de la rue; une branche de
pin, pendue à une potence en fer, se dessinait sur le ciel blanc du
crépuscule. Il y alla.
C'était en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut.
Le voyageur s'arrêta un moment, et regarda par la vitre l'intérieur de
la salle basse du cabaret, éclairée par une petite lampe sur une table
et par un grand feu dans la cheminée. Quelques hommes y buvaient. L'hôte
se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à la
crémaillère.
On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espèce d'auberge, par deux
portes. L'une donne sur la rue, l'autre s'ouvre sur une petite cour
pleine de fumier.
Le voyageur n'osa pas entrer par la porte de la rue. Il se glissa dans
la cour, s'arrêta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la
porte.
--Qui va là? dit le maître.
--Quelqu'un qui voudrait souper et coucher.
--C'est bon. Ici on soupe et on couche.
Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournèrent. La lampe
l'éclairait d'un côté, le feu de l'autre. On l'examina quelque temps
pendant qu'il défaisait son sac.
L'hôte lui dit:
--Voilà du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer,
camarade.
Il alla s'asseoir près de l'âtre. Il allongea devant le feu ses pieds
meurtris par la fatigue; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce
qu'on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissée prit
une vague apparence de bien-être mêlée à cet autre aspect si poignant
que donne l'habitude de la souffrance.
C'était d'ailleurs un profil ferme, énergique et triste. Cette
physionomie était étrangement composée; elle commençait par paraître
humble et finissait par sembler sévère. L'oeil luisait sous les sourcils
comme un feu sous une broussaille.
Cependant un des hommes attablés était un poissonnier qui, avant
d'entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval
à l'écurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait
rencontré cet étranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras dasse
et... j'ai oublié le nom. (Je crois que c'est Escoublon). Or, en le
rencontrant, l'homme, qui paraissait déjà très fatigué, lui avait
demandé de le prendre en croupe; à quoi le poissonnier n'avait répondu
qu'en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure
auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait
raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de _la
Croix-de-Colbas_. Il fit de sa place au cabaretier un signe
imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrent quelques
paroles à voix basse. L'homme était retombé dans ses réflexions.
Le cabaretier revint à la cheminée, posa brusquement sa main sur
l'épaule de l'homme, et lui dit:
--Tu vas t'en aller d'ici.
L'étranger se retourna et répondit avec douceur.
--Ah! vous savez?
--Oui.
--On m'a renvoyé de l'autre auberge.
--Et l'on te chasse de celle-ci.
--Où voulez-vous que j'aille?
--Ailleurs.
L'homme prit son bâton et son sac, et s'en alla.
Comme il sortait, quelques enfants, qui l'avaient suivi depuis _la
Croix-de-Colbas_ et qui semblaient l'attendre, lui jetèrent des pierres.
Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton; les
enfants se dispersèrent comme une volée d'oiseaux.
Il passa devant la prison. À la porte pendait une chaîne de fer attachée
à une cloche. Il sonna.
Un guichet s'ouvrit.
--Monsieur le guichetier, dit-il en ôtant respectueusement sa casquette,
voudriez-vous bien m'ouvrir et me loger pour cette nuit?
Une voix répondit:
--Une prison n'est pas une auberge. Faites-vous arrêter. On vous
ouvrira.
Le guichet se referma.
Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns
ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. Parmi ces jardins et
ces haies, il vit une petite maison d'un seul étage dont la fenêtre
était éclairée. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le
cabaret. C'était une grande chambre blanchie à la chaux, avec un lit
drapé d'indienne imprimée, et un berceau dans un coin, quelques chaises
de bois et un fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie
au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe de
grosse toile blanche, le broc d'étain luisant comme l'argent et plein de
vin et la soupière brune qui fumait. À cette table était assis un homme
d'une quarantaine d'années, à la figure joyeuse et ouverte, qui faisait
sauter un petit enfant sur ses genoux. Près de lui, une femme toute
jeune allaitait un autre enfant. Le père riait, l'enfant riait, la mère
souriait.
L'étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant.
Que se passait-il en lui? Lui seul eût pu le dire. Il est probable qu'il
pensa que cette maison joyeuse serait hospitalière, et que là où il
voyait tant de bonheur il trouverait peut-être un peu de pitié.
Il frappa au carreau un petit coup très faible.
On n'entendit pas.
Il frappa un second coup.
Il entendit la femme qui disait:
--Mon homme, il me semble qu'on frappe.
--Non, répondit le mari.
Il frappa un troisième coup.
Le mari se leva, prit la lampe, et alla à la porte qu'il ouvrit.
C'était un homme de haute taille, demi-paysan, demi-artisan. Il portait
un vaste tablier de cuir qui montait jusqu'à son épaule gauche, et dans
lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire à
poudre, toutes sortes d'objets que la ceinture retenait comme dans une
poche. Il renversait la tête en arrière; sa chemise largement ouverte et
rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d'épais
sourcils, d'énormes favoris noirs, les yeux à fleur de tête, le bas du
visage en museau, et sur tout cela cet air d'être chez soi qui est une
chose inexprimable.
--Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez-vous me donner
une assiettée de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est là
dans ce jardin? Dites, pourriez-vous? En payant?
--Qui êtes-vous? demanda le maître du logis.
L'homme répondit:
--J'arrive de Puy-Moisson. J'ai marché toute la journée. J'ai fait douze
lieues. Pourriez-vous? En payant?
--Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu'un de bien qui
payerait. Mais pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge.
--Il n'y a pas de place.
--Bah! pas possible. Ce n'est pas jour de foire ni de marché. Êtes-vous
allé chez Labarre?
--Oui.
--Eh bien?
Le voyageur répondit avec embarras:
--Je ne sais pas, il ne m'a pas reçu.
--Êtes-vous allé chez chose, de la rue de Chaffaut?
L'embarras de l'étranger croissait. Il balbutia:
--Il ne m'a pas reçu non plus.
Le visage du paysan prit une expression de défiance, il regarda le
nouveau venu de la tête aux pieds, et tout à coup il s'écria avec une
sorte de frémissement:
--Est-ce que vous seriez l'homme?...
Il jeta un nouveau coup d'oeil sur l'étranger, fit trois pas en arrière,
posa la lampe sur la table et décrocha son fusil du mur.
Cependant aux paroles du paysan: _Est-ce que vous seriez l'homme?..._ la
femme s'était levée, avait pris ses deux enfants dans ses bras et
s'était réfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l'étranger
avec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant tout bas:_
Tso-maraude_.
Tout cela se fit en moins de temps qu'il ne faut pour se le figurer.
Après avoir examiné quelques instants l'homme comme on examine une
vipère, le maître du logis revint à la porte et dit:
--Va-t'en.
--Par grâce, reprit l'homme, un verre d'eau.
--Un coup de fusil! dit le paysan.
Puis il referma la porte violemment, et l'homme l'entendit tirer deux
gros verrous. Un moment après, la fenêtre se ferma au volet, et un bruit
de barre de fer qu'on posait parvint au dehors.
La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. À la
lueur du jour expirant, l'étranger aperçut dans un des jardins qui
bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maçonnée en mottes de
gazon. Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le
jardin. Il s'approcha de la hutte; elle avait pour porte une étroite
ouverture très basse et elle ressemblait à ces constructions que les
cantonniers se bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que
c'était en effet le logis d'un cantonnier; il souffrait du froid et de
la faim; il s'était résigné à la faim, mais c'était du moins là un abri
contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés
la nuit. Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y
faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un
moment étendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement tant il était
fatigué. Puis, comme son sac sur son dos le gênait et que c'était
d'ailleurs un oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler une des
courroies. En ce moment un grondement farouche se fit entendre. Il leva
les yeux. La tête d'un dogue énorme se dessinait dans l'ombre à
l'ouverture de la hutte.
C'était la niche d'un chien.
Il était lui-même vigoureux et redoutable; il s'arma de son bâton, il se
fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans
élargir les déchirures de ses haillons.
Il sortit également du jardin, mais à reculons, obligé, pour tenir le
dogue en respect, d'avoir recours à cette manoeuvre du bâton que les
maîtres en ce genre d'escrime appellent _la rose couverte_.
Quand il eut, non sans peine, repassé la barrière et qu'il se retrouva
dans la rue, seul, sans gîte, sans toit, sans abri, chassé même de ce
lit de paille et de cette niche misérable, il se laissa tomber plutôt
qu'il ne s'assit sur une pierre, et il paraît qu'un passant qui
traversait l'entendit s'écrier:
--Je ne suis pas même un chien!
Bientôt il se releva et se remit à marcher. Il sortit de la ville,
espérant trouver quelque arbre ou quelque meule dans les champs, et s'y
abriter.
Il chemina ainsi quelque temps, la tête toujours baissée. Quand il se
sentit loin de toute habitation humaine, il leva les yeux et chercha
autour de lui. Il était dans un champ; il avait devant lui une de ces
collines basses couvertes de chaume coupé ras, qui après la moisson
ressemblent à des têtes tondues.
L'horizon était tout noir; ce n'était pas seulement le sombre de la
nuit; c'étaient des nuages très bas qui semblaient s'appuyer sur la
colline même et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme
la lune allait se lever et qu'il flottait encore au zénith un reste de
clarté crépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de
voûte blanchâtre d'où tombait sur la terre une lueur.
La terre était donc plus éclairée que le ciel, ce qui est un effet
particulièrement sinistre, et la colline, d'un pauvre et chétif contour,
se dessinait vague et blafarde sur l'horizon ténébreux. Tout cet
ensemble était hideux, petit, lugubre et borné. Rien dans le champ ni
sur la colline qu'un arbre difforme qui se tordait en frissonnant à
quelques pas du voyageur.
Cet homme était évidemment très loin d'avoir de ces délicates habitudes
d'intelligence et d'esprit qui font qu'on est sensible aux aspects
mystérieux des choses; cependant il y avait dans ce ciel, dans cette
colline, dans cette plaine et dans cet arbre, quelque chose de si
profondément désolé qu'après un moment d'immobilité et de rêverie, il
rebroussa chemin brusquement. Il y a des instants où la nature semble
hostile.
Il revint sur ses pas. Les portes de Digne étaient fermées. Digne, qui a
soutenu des sièges dans les guerres de religion, était encore entourée
en 1815 de vieilles murailles flanquées de tours carrées qu'on a
démolies depuis. Il passa par une brèche et rentra dans la ville.
Il pouvait être huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les
rues, il recommença sa promenade à l'aventure.
Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. En passant sur la
place de la cathédrale, il montra le poing à l'église.
Il y a au coin de cette place une imprimerie. C'est là que furent
imprimées pour la première fois les proclamations de l'empereur et de la
garde impériale à l'armée, apportées de l'île d'Elbe et dictées par
Napoléon lui-même.
Épuisé de fatigue et n'espérant plus rien, il se coucha sur le banc de
pierre qui est à la porte de cette imprimerie.
Une vieille femme sortait de l'église en ce moment. Elle vit cet homme
étendu dans l'ombre.
--Que faites-vous là, mon ami? dit-elle.
Il répondit durement et avec colère:
--Vous le voyez, bonne femme, je me couche.
La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, était madame la marquise
de R.
--Sur ce banc? reprit-elle.
--J'ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l'homme, j'ai
aujourd'hui un matelas de pierre.
--Vous avez été soldat?
--Oui, bonne femme. Soldat.
--Pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge?
--Parce que je n'ai pas d'argent.
--Hélas, dit madame de R., je n'ai dans ma bourse que quatre sous.
--Donnez toujours.
L'homme prit les quatre sous. Madame de R. continua:
--Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous
essayé pourtant? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous
avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charité.
--J'ai frappé à toutes les portes.
--Eh bien?
--Partout on m'a chassé.
La «bonne femme» toucha le bras de l'homme et lui montra de l'autre côté
de la place une petite maison basse à côté de l'évêché.
--Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes?
--Oui.
--Avez-vous frappé à celle-là?
--Non.
--Frappez-y.
Chapitre II
La prudence conseillée à la sagesse
Ce soir-là, M. l'évêque de Digne, après sa promenade en ville, était
resté assez tard enfermé dans sa chambre. Il s'occupait d'un grand
travail sur les _Devoirs_, lequel est malheureusement demeuré inachevé.
Il dépouillait soigneusement tout ce que les Pères et les Docteurs ont
dit sur cette grave matière. Son livre était divisé en deux parties;
premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les devoirs de chacun,
selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les
grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique: devoirs
envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-même (Matth., V, 29, 30),
devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les
créatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l'évêque les
avait trouvés indiqués et prescrits ailleurs; aux souverains et aux
sujets, dans l'Épître aux Romains; aux magistrats, aux épouses, aux
mères et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux pères, aux
enfants et aux serviteurs, dans l'Épître aux Éphésiens; aux fidèles,
dans l'Épître aux Hébreux; aux vierges, dans l'Épître aux Corinthiens.
Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble
harmonieux qu'il voulait présenter aux âmes.
Il travaillait encore à huit heures, écrivant assez incommodément sur de
petits carrés de papier avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand
madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l'argenterie
dans le placard près du lit. Un moment après, l'évêque, sentant que le
couvert était mis et que sa soeur l'attendait peut-être, ferma son
livre, se leva de sa table et entra dans la salle à manger.
La salle à manger était une pièce oblongue à cheminée, avec porte sur la
rue (nous l'avons dit), et fenêtre sur le jardin.
Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert.
Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine.
Une lampe était sur la table; la table était près de la cheminée. Un
assez bon feu était allumé.
On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux
passé soixante ans: madame Magloire petite, grasse, vive; mademoiselle
Baptistine, douce, mince, frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue
d'une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu'elle avait
achetée alors à Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des
locutions vulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idée
qu'une page suffirait à peine à exprimer, madame Magloire avait l'air
d'une _paysanne_ et mademoiselle Baptistine d'une _dame_. Madame
Magloire avait un bonnet blanc à tuyaux, au cou une jeannette d'or, le
seul bijou de femme qu'il y eût dans la maison, un fichu très blanc
sortant de la robe de bure noire à manches larges et courtes, un tablier
de toile de coton à carreaux rouges et verts, noué à la ceinture d'un
ruban vert, avec pièce d'estomac pareille rattachée par deux épingles
aux deux coins d'en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes
comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine était
coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches
à épaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous
une perruque frisée dite à _l'enfant_. Madame Magloire avait l'air
intelligent, vif et bon; les deux angles de sa bouche inégalement
relevés et la lèvre supérieure plus grosse que la lèvre inférieure lui
donnaient quelque chose de bourru et d'impérieux. Tant que monseigneur
se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect et de
liberté; mais dès que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obéissait
passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait même
pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle était
jeune, elle n'était pas jolie, elle avait de gros yeux bleus à fleur de
tête et le nez long et busqué; mais tout son visage, toute sa personne,
nous l'avons dit en commençant, respiraient une ineffable bonté. Elle
avait toujours été prédestinée à la mansuétude; mais la foi, la charité,
l'espérance, ces trois vertus qui chauffent doucement l'âme, avaient
élevé peu à peu cette mansuétude jusqu'à la sainteté. La nature n'en
avait fait qu'une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre
sainte fille! doux souvenir disparu! Mademoiselle Baptistine a depuis
raconté tant de fois ce qui s'était passé à l'évêché cette soirée-là,
que plusieurs personnes qui vivent encore s'en rappellent les moindres
détails.
Au moment où M. l'évêque entra, madame Magloire parlait avec quelque
vivacité. Elle entretenait _mademoiselle_ d'un sujet qui lui était
familier et auquel l'évêque était accoutumé. Il s'agissait du loquet de
la porte d'entrée.
Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper,
madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. On
parlait d'un rôdeur de mauvaise mine; qu'un vagabond suspect serait
arrivé, qu'il devait être quelque part dans la ville, et qu'il se
pourrait qu'il y eût de méchantes rencontres pour ceux qui s'aviseraient
de rentrer tard chez eux cette nuit-là. Que la police était bien mal
faite du reste, attendu que M. le préfet et M. le maire ne s'aimaient
pas, et cherchaient à se nuire en faisant arriver des événements. Que
c'était donc aux gens sages à faire la police eux-mêmes et à se bien
garder, et qu'il faudrait avoir soin de dûment clore, verrouiller et
barricader sa maison, _et de bien fermer ses portes_.
Madame Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l'évêque venait de sa
chambre où il avait eu assez froid, il s'était assis devant la cheminée
et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne releva pas le
mot à effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le
répéta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame
Magloire sans déplaire à son frère, se hasarda à dire timidement:
--Mon frère, entendez-vous ce que dit madame Magloire?
--J'en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l'évêque.
Puis tournant à demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux,
et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement
joyeux, que le feu éclairait d'en bas:
--Voyons. Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Nous sommes donc dans quelque gros
danger?
Alors madame Magloire recommença toute l'histoire, en l'exagérant
quelque peu, sans s'en douter. Il paraîtrait qu'un bohémien, un
va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans
la ville. Il s'était présenté pour loger chez Jacquin Labarre qui
n'avait pas voulu le recevoir. On l'avait vu arriver par le boulevard
Gassendi et rôder dans les rues à la brume. Un homme de sac et de corde
avec une figure terrible.
--Vraiment? dit l'évêque.
Ce consentement à l'interroger encouragea madame Magloire; cela lui
semblait indiquer que l'évêque n'était pas loin de s'alarmer; elle
poursuivit triomphante:
--Oui, monseigneur. C'est comme cela. Il y aura quelque malheur cette
nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si
mal faite (répétition inutile). Vivre dans un pays de montagnes, et
n'avoir pas même de lanternes la nuit dans les rues! On sort. Des fours,
quoi! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi....
--Moi, interrompit la soeur, je ne dis rien. Ce que mon frère fait est
bien fait.
Madame Magloire continua comme s'il n'y avait pas eu de protestation:
--Nous disons que cette maison-ci n'est pas sûre du tout; que, si
monseigneur le permet, je vais aller dire à Paulin Musebois, le
serrurier, qu'il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les
a là, c'est une minute; et je dis qu'il faut des verrous, monseigneur,
ne serait-ce que pour cette nuit; car je dis qu'une porte qui s'ouvre du
dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n'est plus
terrible; avec cela que monseigneur a l'habitude de toujours dire
d'entrer, et que d'ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu! on
n'a pas besoin d'en demander la permission....
En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent.
--Entrez, dit l'évêque.
Chapitre III
Héroïsme de l'obéissance passive
La porte s'ouvrit.
Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait
avec énergie et résolution.
Un homme entra.
Cet homme, nous le connaissons déjà. C'est le voyageur que nous avons vu
tout à l'heure errer cherchant un gîte.
Il entra, fit un pas, et s'arrêta, laissant la porte ouverte derrière
lui. Il avait son sac sur l'épaule, son bâton à la main, une expression
rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée
l'éclairait. Il était hideux. C'était une sinistre apparition.
Madame Magloire n'eut pas même la force de jeter un cri. Elle
tressaillit, et resta béante.
Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l'homme qui entrait et se
dressa à demi d'effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la
cheminée, elle se mit à regarder son frère et son visage redevint
profondément calme et serein.
L'évêque fixait sur l'homme un oeil tranquille.
Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce
qu'il désirait, l'homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton,
promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans
attendre que l'évêque parlât, dit d'une voix haute:
--Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé
dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route
pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche
depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en
arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause
de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu.
J'ai été à une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez
l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier
n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et
m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait
qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle
étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il
n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré
dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la
place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré
votre maison et m'a dit: «Frappe là». J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est
ici? Êtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs
quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je
payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis très
fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?
--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.
L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table.
--Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas
ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des
galères.
Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia.
--Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire
chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai
appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce
qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forçat libéré, natif
de...--cela vous est égal...--Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans
pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader
quatre fois. Cet homme est très dangereux.»--Voilà! Tout le monde m'a
jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge?
Voulez-vous me donner à manger et à coucher? Avez-vous une écurie?
--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de
l'alcôve.
Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l'obéissance des deux
femmes.
Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L'évêque se tourna vers
l'homme.
--Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un
instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.
Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors
sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et
devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:
--Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forçat! Vous
m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit
toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout
de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigné ici! Je vais
souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le
monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit! Vous voulez
bien que je ne m'en aille pas! Vous êtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai
de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment
vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave
homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas?
--Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.
--Un prêtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne
me demandez pas d'argent? Le curé, n'est-ce pas? le curé de cette grande
église? Tiens! c'est vrai, que je suis bête! je n'avais pas vu votre
calotte!
Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis
remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. Mademoiselle
Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:
--Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n'avez pas de mépris. C'est
bien bon un bon prêtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?
--Non, dit l'évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne
m'avez-vous pas dit cent neuf francs?
--Quinze sous, ajouta l'homme.
--Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à
gagner cela?
--Dix-neuf ans.
--Dix-neuf ans!
L'évêque soupira profondément.
L'homme poursuivit:
--J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dépensé que
vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à
Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un
aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on
appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. C'est le curé qui
est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi,
c'est si loin!--Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu
du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête.
Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois
côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions
pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas.
Voilà ce que c'est qu'un évêque.
Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était
restée toute grande ouverte.
Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la
table.
--Madame Magloire, dit l'évêque, mettez ce couvert le plus près possible
du feu.
Et se tournant vers son hôte:
--Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid,
monsieur?
Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave
et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à
un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie
a soif de considération.
--Voici, reprit l'évêque, une lampe qui éclaire bien mal.
Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la
chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle
posa sur la table tout allumés.
--Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas.
Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous
ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.
L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
--Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.
Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte
ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur.
Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me
remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne
n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le
dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout
ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom?
D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
L'homme ouvrit des yeux étonnés.
--Vrai? vous saviez comment je m'appelle?
--Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.
--Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant
ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai;
cela m'a passé.
L'évêque le regarda et lui dit:
--Vous avez bien souffert?
--Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le
chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double
chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne.
Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai
quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.
--Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il
y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur
repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce
lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les
hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de
bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.
Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de
l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de
viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de
seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une
bouteille de vieux vin de Mauves.
Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre
aux natures hospitalières:
--À table! dit-il vivement.
Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il
fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement
paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son
habitude. L'homme se mit à manger avidement.
Tout à coup l'évêque dit:
--Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.
Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument
nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait
quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent,
étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte
d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui
élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.
Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un
moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la
nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
Chapitre IV
Détails sur les fromageries de Pontarlier
Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous
ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de
mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du
forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:
* * * * *
«...Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec
une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:
«--Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour
moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser
manger avec eux font meilleure chère que vous.
«Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:
«--Ils ont plus de fatigue que moi.
«--Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je
vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé
seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez
bien être curé.
«--Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
«Un moment après il a ajouté:
«--Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez?
«--Avec itinéraire obligé.
«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a
continué:
«--Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur
voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
«--Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution,
ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et
j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne
volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des
papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des
fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de
cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à
Audincourt et à Beure qui sont très considérables....
«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon
frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:
«--Chère soeur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?
«J'ai répondu:
«--Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des
portes à Pontarlier dans l'ancien régime.
«--Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on
n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de
Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute
patriarcale et toute charmante, ma soeur. Ce sont leurs fromageries
qu'ils appellent fruitières.
«Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très
en détail ce que c'étaient que les fruitières de Pontarlier;--qu'on en
distinguait deux sortes:--les _grosses granges_, qui sont aux riches, et
où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à
huit milliers de fromages par été; les _fruitières d'association_, qui
sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent
leurs vaches en commun et partagent les produits.--Ils prennent à leurs
gages un fromager qu'ils appellent le grurin;--le grurin reçoit le lait
des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille
double;--c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries
commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs
vaches dans la montagne.
«L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce
bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu'il dit que c'est
du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté
aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons
gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin,
comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller
directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a
frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère,
pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques
paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût
rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon
frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon
et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage.
Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux
sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui
faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un
peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir.
Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son
histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un
certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier,
qui ont _un doux travail près du ciel et qui_, ajoutait-il, _sont
heureux parce qu'ils sont innocents_, il s'est arrêté court, craignant
qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait quelque chose qui pût
froisser l'homme. À force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui
se passait dans le coeur de mon frère. Il pensait sans doute que cet
homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à
l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire,
ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en
étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la
charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment
évangélique dans cette délicatesse qui s'abstient de sermon, de morale
et d'allusion, et la meilleure pitié, quand un homme a un point
douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblé que
ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas,
ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a
rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme